La Quinzaine littéraire
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ROLAND BARTHES INTERROGE RENAUD CAMUS [1975]
La nouvelle direction de France Culture a décidé d'accorder une large place, dans ses programmes littéraires, aux auteurs nouveaux venus.
Pour attirer l'attention sur ces "débutants" dont les livres courent trop souvent le risque de passer inaperçus, une formule vient d'être expérimentée dans les "Après-midi de France Culture" : en direct, pendant 45 minutes, un jeune écrivain est interviewé par un auteur consacré. Roland Barthes, le 19 mars, donnait le départ à cette nouvelle série en interrogeant Renaud Camus pour son livre Passages, paru chez Flammarion, dans la collection Textes.
Nous reproduisons ici quelques extraits de cet entretien.
Roland Barthes : Avant d'interroger Renaud Camus, je voudrais me permettre de situer, d'un mot, son premier livre. C'est, d'une part, un texte moderne. C'est-à-dire un texte qui requiert un mode de lecture nouveau : un mode de lecture qui est décroché de ce qu'on appelait traditionnellement le vraisemblable, la narration linéaire fondée sur un mécanisme de conséquences et de temporalités ; disons de ce mode de narration que nous connaissions bien dans les romans traditionnels par cet artifice qui s'appelle le suspens. Mais, d'autre part, ce texte est un texte de plaisir. Et cela pour plusieurs raisons. Entre autres par la perfection, le soin du montage. Tout soin, toute perfection – même dans son aspect artisanal –, en ce qui concerne le texte, est une façon d'aimer le lecteur. Autre raison de plaisir, c'est la circulation de ce qu'on pourrait appeler les effets de voyage. Il s'agit vraiment d'un passage, d'un passage fréquent à travers des lieux, des noms, des sensations, de brefs souvenirs. Il y a donc dans ce livre la jouissance, véritablement, du voyage. Il y a aussi une valeur d'élégance et de discrétion qui est ce que j'appellerai une maîtrise. Et, enfin, il y a une réussite dans ce sens que, s'il n'y a pas de récit général, c'est tout simplement parce que le récit est dans chaque phrase. Chaque phrase, dans ce livre, captive. Capture. Et l'on est tiré en avant, de phrase en phrase, non pas pour savoir le secret de l'anecdote mais pour répéter ce plaisir de la phrase. La réussite, à l'échelle de notre histoire culturelle et littéraire, de ce livre, c'est qu'il est à la fois un livre expérimental, en entendant bien que ce mot ne doit pas faire peur, et (ceci, peut-être, à cause de cela) un livre vivant, aéré, sensible, très présent au monde et au lecteur : un livre heureux et cependant sans complaisance.
Renaud Camus : Chaque élément n'a son poids que confronté à tout le reste. Passage, parce que c'est un recueil de passages. Il y a beaucoup de citations, de passages que j'aime – ou que je n'aime pas mais qui allaient bien dans ce que j'essayais de faire. Passage incessant, donc, d'un texte à un autre, d'une image à l'autre : et je crois que c'est dans ces passages qu'est l'essentiel du livre, et sa cohérence. Et puis Passage par métaphore sexuelle, par exemple : pénétration. Vous parliez tout à l'heure de voyages : traversées, explorations, en particulier la recherche des passages qui a été une des grandes motivations de l'histoire des explorations. Et ce texte n'est pas très sage, peut-être, puisque y entre un certain degré de pornographie, et qu'il est marqué d'un léger poudroiement de folie, ne serait-ce qu'en hommage aux grands fous du langage, Brisset, Roussel ou Woefson. Ce titre aussi me semblait convenir parce que, pour un livre où l'emprunt, le renvoi tiennent beaucoup de place, il constituait lui-même un emprunt, entre autres, à l'un des premiers Nouveaux Romans, Passage de Milan. Récapitulatif, il est aussi générateur, et il est difficile d'opérer un départ entre ces deux rôles.
Roland Barthes : Contrairement aux romans traditionnels où une situation romanesque engendre tout le récit, ici, la génération du texte se fait par une sorte d'explosion, de dissémination : non seulement des sens d'un mot, mais aussi de sa forme. Est-ce qu'il y a d'autres mots qui ont ce pouvoir générateur, dans votre texte ?
Renaud Camus : Ah – je l'espère ! tous les mots sont à la fois générés et générateurs. Ceux qui ne pourraient pas l'être sont exclus. La progression, à l'intérieur du livre, tient précisément à l'exclusion progressive des termes qui ne pourraient pas assurer un passage. Mais certains fonctionnent presque autant que le titre : ainsi arc fonctionne frénétiquement, pourrait-on dire.
Roland Barthes : Par exemple ?
Renaud Camus : Au niveau du signifiant, il communique avec parc, lui-même archi-générateur, avec Marc, prénom qui revient tout le temps à tel point qu'à la fin presque tout le monde s'appelle Marc, Arkansas (les États américains jouent un rôle important). Miss Archer, personnage du Portrait of a Lady, ou Archer, personnage de Jacob's Room (des personnages d'autres romans se promènent dans celui-ci). Il suscite des archanges ou des numéros de téléphone (Archives, Marcadet) et autorise un hommage à Archées de Henric. On peut changer l'ordre des lettres (car), en changer une (cor, cri, cru), en rajouter, et combiner ces opérations (cure, cire, ocre, âcre, crise, crime, creux, creuse, etc.). On peut faire intervenir la phonétique (orque, espèce de requin) et la traduction : voiture (car), alouette (lark), requin justement (shark), etc. À un autre niveau, le mot crée une profusion d'arcs fameux, à commencer par celui du Carrousel qui a l'avantage d'offrir, en sa première syllabe, une nouvelle combinaison des mêmes lettres et en ses deux dernières, un hommage, parmi de nombreux autres dans Passage, à Roussel, le père de ces jeux.
Roland Barthes : Par ces exemples on voit bien que dans votre texte la génération du mot, ses possibilités de transformation, se sont substituées à l'imitation d'un pseudo-réel. Mais il y a dans Passage tout un plan de références, de reprise de quelque chose d'autre qui est le réel des livres : c'est tout le plan des citations.
Renaud Camus : Oui. Elles représentent à peu près un quart du livre. Elles sont exactes, sauf quand elles sont reprises, auquel cas elles peuvent être trafiquées pour être plus intégrées au texte.
Roland Barthes : Votre texte est au fond une sorte de combinatoire de phrases primitives, dans la mesure où elles viennent d'un "ailleurs". Mais la question qui se pose alors, c'est le rapport entre vos propres phrases et ces citations. Est-ce que vos phrases à vous ne deviennent pas elles-mêmes, au fond, des citations ?
Renaud Camus : Absolument. Une espèce de passion du second degré, dont vous parlez vous-même.
Roland Barthes : La bande de votre livre porte : "La représentation continue". Est-ce que vous pouvez nous parler un peu de ce problème de la représentation?
Renaud Camus : Dans mon esprit, bien sûr, le livre que j'ai écrit s'inscrit dans une théorie du texte. Mais j'ai voulu prendre une certaine distance à l'égard de cette théorie en insistant sur le fait qu'il y avait encore un certain degré de représentation. Par exemple Paris est assez présent, dans le livre, dans la mesure, bien sûr, où ses rues, ses jardins, ses noms propres pouvaient s'y inscrire textuellement. Il y a beaucoup de récits, d'anecdotes qui se croisent, s'emmêlent…
Roland Barthes : Oui, il y a mille histoires, et c'est ce que je voulais dire en parlant d'un texte de plaisir. Pour qu'il soit un texte de plaisir, c'est du moins mon avis, il faut que le texte, en quelque sorte, triche avec la représentation. C'est-à-dire que la tâche du texte moderne n'est pas de détruire la représentation, ou la narration, mais de tricher en quelque sorte avec elles. Et peut-être ceci nous amène-t-il à expliquer pourquoi vous avez tenu à mettre dans votre livre des photographies.
Renaud Camus : Je les appelle des images. Passage est plein de citations empruntées à des livres, mais aussi à des films, des toiles, à l'actualité, etc. Ces images sont encore des citations, mais elles ont un rôle générateur que j'espère complexe et fonctionnent sur plusieurs niveaux. Par exemple, il y a une image extraite d'un album de Tintin. Il est question dans le texte, c'est un premier rapport, des héros de bandes dessinées qui, par exemple, ont toujours le même âge, même quand on les voit depuis cinquante ans. Mais il y a aussi, sur cette image, au premier plan, un bureau avec tous les instruments de l'écriture, comme sur le dessin de Claude Simon, au début d'Orion aveugle, que Ricardou a repris dans son livre sur le Nouveau Roman. Il y a une fenêtre ouverte, thème important du livre, des stores vénitiens, un parc, et il est question d'un Indien. C'est un mode de citations, en somme, qui, chez les plus subtils de ses adeptes, deviennent presque irrepérables. Donc il y a une sorte de subversion de la citation, là aussi.
Roland Barthes : La photographie sidère, et si j'emploie ce mot c'est bien sûr pour sa valeur dans le champ psychanalytique. Par vos photographies et vos citations (qui sont des tableaux vivants langagiers, finalement), il y a dans votre texte la présence d'un effet de sidération, de fascination, qui est tout simplement la présence de l'inconscient. C'est extrêmement important. Car nous avons parlé des mécanismes de génération, de transformation, mais votre texte est aussi un espace pulsionnel, où il y a tout ce qui bouge dans le sujet, c'est-à-dire dans le sujet que vous êtes et dans le sujet-lecteur. Ces photographies nous permettent d'accéder à cette dimension qu'on appelle, justement en psychanalyse, l'imaginaire : cela qui est détaché, comme la photo, et dont, pourtant, on ne peut se détacher. Si nous disions un mot d'un problème qui est je crois très important aussi : la présence des langues étrangères dans votre texte, et notamment de l'anglais ?
Renaud Camus : Je crois que tout passionné du langage est fatalement attiré un jour par les langues étrangères, qui multiplient ab infinito le terrain de sa passion. Saussure s'occupe des anagrammes latins, Woefson écrit son livre en français. Il y a là un effet de vertige qui m'intéresse, de multiplication. Les langues étrangères attirent l'attention sur la matérialité du langage, surtout, en fait, par ceux qui ne les comprennent pas.
Roland Barthes : Oui, ça permet de retrouver une matérialité phonique : nous savons maintenant que c'est le champ privilégié du symbolique, du signifiant.
Renaud Camus : Et puis ce livre se refuse à se donner en entier. J'aime assez que certains de ses fonctionnements échappent au lecteur. Ce texte ne veut pas donner son dernier mot et les langues étrangères sont là pour ça, peut-être, pour donner un élément de distance de plus.
Barthes R., Camus, R. (1975, 1er - 15 mai). Roland Barthes interroge Renaud camus. La Quinzaine littéraire n° 209, 8-9.
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UNE LETTRE DE RENAUD CAMUS : "MADAME..." [1979]
Notre vaillante collaboratrice, Tante Ursule, après avoir envoyé sa "lettre ouverte à Roland Barthes" (voir la Q.L. n° 300) à propos de la curieuse préface que celui-ci à écrite pour un ouvrage de son ami Renaud Camus, Tricks, espérait bien recevoir une réponse de l'illustre professeur au collège de France. Mais R. B. "tourne" actuellement dans les Soeurs Bronté d'André Téchine.
C'est dont son protégé Renaud camus qui, s'estimant (pourquoi ?) mis en cause, nous a envoyé la lettre ci-dessous. Nous l'avons immédiatement transmise à Tante Ursule qui, les retards de la poste aidant, ne nous fait parvenir sa réponse qu'aujourd'hui.
Madame,
Évidemment, vous ne vous adressez pas à moi. Mais comme votre Lettre ouverte à Roland Barthes se présente aussi comme une critique de mon livre, Tricks, je crois pouvoir me permettre de vous répondre.
Ce n'est pas chose aisée, car vous maîtrisez admirablement les techniques éprouvées par la grande tradition des insinuateurs anonymes du Ragot français : furtifs déplacement de sujet, imperceptibles glissements, suggestions, citations insérées en contextes étrangers, amalgames et rapprochements aux airs innocents.
En vrac, toutefois, et en guise d'échantillons, car tout remettre en place prendrait des pages : pour Roland Barthes ni pour moi il ne faut, dans ces récits, "en arriver le plus vite possible "au foutre"". Je ne dis nulle part rien de pareil, et il écrit très précisément le contraire : "Mais ce que je préfère, dans Tricks, ce sont les "préparatifs" : la déambulation, l'alerte, les manèges, l'approche, la conversation, le départ vers la chambre, l'ordre (ou le désordre) ménager du lieu". Que le trick soit le degré minimal de la relation sexuelle, pourquoi cela empêcherait-il le "mouvement amoureux", et qu'il relève d'une "éthique du dialogue" ? Sur combien d'exemples pouvez-vous affirmer que "le premier acte de la rencontre commence avec l'ouverture de la braguette" ? Qui, dans ce livre, est laissé "devant l'impératif absolu de prouver à son tour sa virilité" ? Et puisque vous plaisent les allusions et les implications idéologiques, ou pseudo-philosophiques, de quel système de pensée procède un sujet qui n'aurait pas aussi un corps, un sujet sans attributs ?
Pourquoi, aux Tricks, opposer "la place singulière de l'Aimé", comme si les uns rendaient l'autre impossible ? J'ai voulu montrer une certaine pratique sexuelle, dont je suis loin d'être le champion et dont j'ai jugé nécessaire de préciser, en un avertissement que vous semblez estimer inutile, qu'elle était limitée, et qu'elle pouvait coexister avec bien d'autres, sans doute plus importantes. J'ai ajouté qu'elle est seulement le fait d'une minorité d'homosexuels. Vous essayez de retourner ces mots et c'est là que votre mauvaise foi et votre malveillance, ailleurs diffuses et précautionneuses, s'exposent le plus imprudemment à découvert : "Minorité sans problème, parce que l'argent qu'elle détient... etc." Alors qu'il est question tout au long du livre de problèmes d'argent, et que par exemple, la seule boîte à plusieurs reprises visitée par le narrateur est remerciée par lui de ce que jamais on n'y soit obligé d'acheter un verre, les autres lui étant financièrement interdites. Qu'un écrivain fasse un séjour chez des amis de la Côte d'Azur, et un voyage aux États-Unis (en charter bien sûr), cela suffit-il à le classer parmi les "intellectuels nantis" ? Que l'un des garçons qu'il rencontre soit descendu au Meurice, cela autorise-t-il à insinuer que c'est le cas de tous les autres, quand ceux-ci, dans leur grande majorité, sont employé des postes, étudiant, vendeur, coiffeur, mecanico ou infirmier (non, ils n'ont rien de sauvage, je le regrette si c'est là vos fantasmes) ? Et ce ,n'est pas seulement leurs problèmes pécuniaires qui sont évoqués et grand détail au cours des conversations rapportées, mais leurs relations avec leurs parents, leurs difficultés professionnelles, la répression policière, les casseurs, etc. Si l'on décide de parler "comme si ce combat-là était déjà gagné", c'est précisément qu'il ne l'est pas.
"L'idéologie viriloïde (...) mâtinée d'un culte de la force et de la beauté aux relents quelque peu douteux", à vous lire attentivement n'est attribué par vous qu'aux ghettos homosexuels de <san Francisco, aussi n'y a-t-il pas lieu de s'en défendre personnellement, encore que les homosexuels américains me paraissent avoir su acquérir autrement plus de liberté et de dignité, et avoir témoigné d'un tout autre courage que leurs cousins français, qui continuent à se soumettre docilement aux pires vexations policières, ou que les intellectuels parisiens qui croient expier leur tiers-mondisme, en s'offrant, en trois minutes, à des arabes hétéro (le rêve !) qui les méprisent cordialement. J'aime mieux finir cette réponse, Madame, sur la question de l'"écriture". Je crois avoir montré ailleurs que le travail du texte en tant que texte ne m'était pas indifférent. Mais pratiqué dans certains livres le "scripturalisme", si vous voulez, n'implique pas qu'on doive s'y tenir pour tous : l'exiger, ce serait vouloir, comme jadis Jean Cau, que Robbe-Grillet raconte son accident d'avion dans le style de le Jalousie. Nulle part une "maximalisation" de l'écriture n'aurait été plus déplacée que dans Tricks. Forme de l'esthétisme, elle aurait fait tomber le livre dans l'érotisme, procédé qui depuis des siècles, sous couvert d'Art, produit une image du sexe qui soit acceptable aux flics, aux censeurs, aux directeurs, aux directeurs de musée et aux rombières castratrices. Je crois qu'il est grand temps, sur ce sujet, de s'exprimer d'une façon inqualifiable. Et, pour vous laisser le dernier mot : "Aucun tremblement, aucun délire, aucune inquiétude."
Renaud Camus
Camus, R. (1979). Une lettre de Renaud Camus : "Madame...". La Quinzaine littéraire n° 302.
LE JARDIN SECRET DE RENAUD CAMUS [1992]
A un certain nombre de nos amis nous avons envoyé le questionnaire suivant : Vous avez joué au "Jeu de l'Ile désert " : parmi tous les écrivains que vous aimez, quels sont les dix ou les douze que vous emporteriez, etc. Pour son numéro spécial d'été, La Quinzaine littéraire vous propose un jeu de même nature, mais qui serait révélateur, pour vous-même et vos lecteurs, de vos goûts secrets : parmi les écrivains que vous aimez, quel est le romancier, le poète, l'essayiste dont vous vous sentez le plus proche ? Pouvez-vous dire pour quels motifs intimes ? Cet élu - regrettez-vous qu'il soit célèbre, trop connu, ou, au contraire, apprécié d'un trop petit nombre, mal compris, mal reçu, méconnu ?
Le plus proche, dites-vous ? Il ne saurait s'agir, évidemment, de niveau de qualité, mais plutôt d'un rapport de sensibilité, n'est-ce pas ? Et les noms qui me viennent immédiatement à l'esprit, dès lors, sont ceux de Valery Larbaud, de Toulet, de Virginia Woolf, dans une mesure plus spécieuse de Chateaubriand, et aussi de Tibulle ; mais puisqu'il faut en choisir un, il me semble que je dirais Larbaud.
Pour faire une phrase, je dirais aussi que la sensibilité, c'est la phrase. La phrase de Larbaud m'est immédiatement heureuse, familière, j'oserais même écrire confortable, comme un wagon du Nord-Express, ou comme le serait un costume taillé pour un autre et qui, par une coïncidence fortunée, se trouverait m'aller comme un gant : je m'y sens bien, j'y suis à l'aise, j'ai l'impression de l'avoir toujours portée ; même ses petites imperfections éventuelles, et qui ne sont jamais que ce qu'elle peut avoir d'un peu cavalier, d'un peu dépourvu de recherche, me font y goûter une agréable relaxation sans laisser-aller, celle qu'on peut
apprécier dans une bonne vieille veste de bon faiseur, abandonnée plusieurs saisons à la campagne, et qu'on retrouve avec une satisfaction presque inconsciente, qui affleure à peine à l'expression.
Quant à savoir pourquoi, maintenant... Nous n'avons pas grand chose en commun, Larbaud et moi. Il était riche, ce n'est pas précisément mon cas. C'était un grand lecteur, c'est tout juste si j'arrive à lire un quart d'heure avant de m'endormir. Il avait une prodigieuse générosité de l'attention, je suis affreusement avare de mon temps. Il ne rêvait que de Lison, de Ninon, de Mercedes et d'Araceli, ces prénoms laissent mon coeur et mes reins bien tranquilles. Il était Bourbonnais, je suis Auvergnat (et l'on sait que l'écart le plus étroit est le plus profond). J'ajouterais qu'à tort ou à raison nombre de ses idoles, Meredith, Galsworthy ou Eça de Queiros ne me disent pas grand chose... Et il me serait facile d'allonger presque indéfiniment cette liste.
Celle de tout ce qui nous unit, si j'ose dire, j'aurais beaucoup plus de mal, en revanche, à la dresser. C'est au point que je serais tenté de donner du poing sur la table, et de crier à ma feuille de papier, qui n'en peut mais, je l'aime, et voilà tout ! Mais l'on ne procède à ces petits coups d'Etat que par paresse ou précipitation. Et si je cherche mieux, c'est du côté de la géographie, sans aucun doute, de l'espace, de l'amour de la terre, que j'irais chercher une réponse. Ce qui me rend Larbaud immédiatement fraternel, c'est un sentiment commun de l'espace littéraire : non pas au sens de Blanchot, mais en celui, beaucoup plus immédiat, justement, où la littérature, et je serais tenté de dire encore une fois la phrase, est d'emblée, de façon qui n'a rien de métaphorique, un espace, son propre espace ; tandis que l'espace, l'espace géographique, l'Italie, l'Angleterre, Berlin, Paris, Alicante et les routes du Monténégro, sont consubstantiellement une phrase, en retour, avec sa ponctuation, son rythme, son souffle, ses caprices.
Oui, Larbaud serait le lieu de cette utopie délicieuse, celui de la fusion - et peut-être de la confusion, je serais le premier à l'admettre - de la littérature avec le monde, l'air, le sol sous le pas et l'aire de notre regard. A mes yeux, à mon oreille, c'est par lui que la terre est écrite.
Et vous, ports de l'Istrie et de la Croatie,
Et rivages dalmates, vert et gris et blanc pur !
Renaud Camus
Camus, R. (1972). Larbaud. Le jardin secret de Renaud Camus. La Quinzaine littéraire n° 606.