L'Affaire Camus, Le Figaro
"L'AFFAIRE CAMUS" [2000]
(Texte de Renaud Camus pour Le Figaro)
Dans mon journal de 1994, La Campagne de France, publié ce printemps chez Fayard, j'ai écrit cette phrase : « Les collaborateurs juifs du "Panorama" de France-Culture exagèrent un peu, tout de même. » Je leur reprochais d'avoir tendance, certains jours, à transformer une (excellente) émission culturelle généraliste en une (très bonne) émission presque "communautaire".
Mince reproche, on en conviendra. Il suffit de se livrer à une petite transposition : «Les collaborateurs bretons de "Maritima" exagèrent un peu, tout de même » (à diffuser constamment des documentaires sur la Bretagne). Dans la phrase incriminée de mon journal, changez l'adjectif, il n'y a plus d'"affaire Camus".
Si je puis être un peu technique un instant, il s'agit de savoir si parmi les pages d'un journal intime on parle dans la dénotation (le sens officiel, celui des dictionnaires) ou bien dans la connotation (le sens parasite, les allusions, l'épaisseur historique des mots). Ainsi des participants réguliers d'une émission de radio, on dit qu'il en sont les collaborateurs. C'est la dénotation. Mais le mot connote mal. Je m'en suis insuffisamment avisé, parce que rien n'était plus éloigné de ma pensée que le lourd passé de ce terme. Cependant, si l'on exige de nous que nous parlions, écrivions et vivions exclusivement dans la connotation, on ne peut plus faire de cure à Vichy, ni aimer la campagne de France car depuis que «la terre, elle, ne ment pas», elle est devenue très suspecte.
S'agissant de l'adjectif juif le débat entre le sens immédiat, ordinaire, et le sens impliqué, supposé, présupposé, est un millier de fois plus vif - six millions de fois plus vif, plus à vif, plus douloureux, plus grave. Plus impossible peut-être? C'est bien ce que semble établir cette malheureuse affaire : pour des raisons évidentes, épouvantables entre toutes, l'adjectif juif n'a pas de sens ordinaire. Il ne peut pas être manié comme un autre mot.
Reste à se demander s'il ne serait pas mieux qu'il puisse l'être, quelquefois. Mieux pour nous tous? Pour l'harmonie de la vie civique ? Aux Etats-Unis - plus éloignés que nous, il est vrai, de l'horreur concentrationnaire et de sa présence intangible - cette étape a été franchie, sans dommage pour la paix sociale. Dans une certaine mesure, juif est là-bas un mot comme les autres.
Ce n'est pas le cas parmi nous. Et j'en suis si conscient qu'à peine l'ayant écrit je me suis demandé quel droit j'avais de le faire; et si je ne serai pas un peu antisémite, par hasard, pour tenir à parler si librement des juifs, ou de journalistes juifs. C'est une question que bien de gens devraient se poser, peut-être, pour faire la toilette en eux-mêmes.
Rien n'est fastidieux comme ces journaux intimes, à mon avis, où l'auteur se présente toujours sous le meilleur jour, et ne fait étalage que de ses vertus. Le mien procède plutôt d'un scrupule généralisé, d'un raclage de tous les coins d'ombre. Ce n'est pas toujours très savoureux. Et c'est souvent assez dangereux. Mais dangereux avant tout pour moi - la preuve.
Dans une telle entreprise le sens est en errance, en tâtonnement perpétuel. Qu'un adversaire choisisse d'en arrêter le cours, par le biais de la citation tronquée, voilà ma perte assurée. Exemple : « La pensée juive est certes tout à fait passionnante, en général, mais elle n'est pas au coeur de la culture française ». Un critique cite cela dans un journal du soir, et commente, parlant de moi : « - annulant d'avance toute dénégation, toute contradiction. » C'est même ainsi que se termine son article, en forme de pierre tombale. Tandis que mon texte à moi continue aussitôt : «Ou bien si ? Un doute me prend : l'Ancien Testament est certainement aussi "central" à la culture française, sinon plus, que L'Iliade et que L'Odyssée. Spinoza est aussi essentiel à notre pensée politique, morale, métaphysique, que Hobbes et que Leibniz, et certainement plus que Malebranche. Bergson est au coeur, oui, de la philosophie de son temps dans notre pays. Ne parlons pas de Proust, qui lui serait bien près de l'épicentre.»
Par des manipulations de cette sorte s'explique un phénomène curieux. La presse a convaincu des centaines de milliers de Français que j'étais un monstre antisémite. Il n'y qu'un groupe solide pour n'en croire pas un mot, et pour croire même tout le contraire : mes deux ou trois mille lecteurs réguliers. A l'appui de leur conviction ils peuvent arguer de centaines de pages, non pas de quelques lignes arrachées de leur contexte.
Renaud Camus