Renaud Camus, écrivain
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ENTRETIEN DONNÉ PAR RENAUD CAMUS A LA REVUE GENESIS [1990]
(propos recueillis par Gilles Alvarez)
Genesis : Puisqu'elle est centrale dans votre oeuvre, quelle définition donneriez-vous de l'autobiographie ? Vous avez déjà évoqué, je crois, l'autographie comme une façon de s'écrire, de se donner un nom, d'être...
Renaud Camus : L'autographie, "écriture de soi", est un concept que j'épouse très volontiers, même si le mot semble occupé déjà par un autre sens. J'avais risqué personnellement celui de graphobie, qu'il importe de ne pas confondre, évidemment, avec la graphophobie (rires), laquelle en est très éloignée - moi je serais plutôt graphomaniaque... La graphobie, l'inverse de la biographie, en somme, m'intéresse plutôt plus que l'autobiographie. A celle-ci je ne reproche absolument rien, comprenez-moi bien, je m'y intéresse beaucoup au contraire, et je la pratique ardemment. Cependant m'intéresse bien davantage une conception de l'écriture comme constitutive de la personne, préalable à elle, en quelque sorte, et qui n'est plus seulement sa relation ou son reflet, sa constatation, son exposé, mais bel et bien un instrument de son élaboration.
G. : On a pensé justement, avec Vaisseaux Brûlés, que c'était peut-être un aboutissement de ce travail, au niveau même du choix d'un nouveau type de support. Qu'est-ce qui a motivé ce choix-là ?
R.C. : Une nécessité impérieuse, vraiment, et que je ressens depuis très longtemps, puisqu'il y a déjà vingt ans de cela certains livres miens se colletaient à cette difficulté de la narration en éventail, si l'on veut, ou en arborescence : c'est-à-dire qui présente partout des embranchements, des carrefours, et qui n'est pas unidirectionnelle, qui ne se contente pas de marcher de son début vers sa fin. Le livre idéal est croisements perpétuels, embranchements infinis, notes, parenthèses, parenthèses dans les parenthèses, notes aux notes aux notes aux notes. Des livres comme les deux Travers - Travers I et Travers II, qui sont les deux seuls parus jusqu'à présent (il doit y avoir quatre Travers au sein des Eglogues) -, ces livres exploraient déjà les possibilités de niveaux superposés de discours, de figuration spatiale de la prolifération arborescente de la pensée, de la rêverie, et tout simplement de la "réalité". Donc, c'est vraiment quelque chose, un souci, qui est très présent en moi, depuis toujours.
G. : Et, présent dans beaucoup de vos livres...
R. C. : Oui, mais enfin surtout dans les Eglogues, et en particulier dans les deux Travers, et bien entendu dans P.A.
G. : On trouve dans vos livres cette idée de couches successives, de niveaux, qui me fait penser à la porosité des pelures d'un oignon. Lorsqu'on vous lit, on passe souvent d'un texte à un autre, de ce qui est présent dans le journal à d'autres écrits...
R. C : Je me suis toujours intéressé à des recherches formelles. Les premiers livres que j'ai écrits étaient extrêmement formalistes, comme Passage, le premier volume des Eglogues, et justement la série des Travers. Maintenant, et depuis un certain temps, ne m'intéressent plus que les formes homomorphes à la pensée, si je puis dire, celles qui ne sont pas des formes gratuites mais qui répondent vraiment à un besoin de vérité, d'expression, de fidélité à la sensation ou à l'expérience intellectuelle, fût-elle catastrophique. La forme pour la forme a perdu pour moi tout attrait. Il ne s'agit pas du tout de construire de belles architectures pour le seul plaisir de leur équilibre, de leur complexité, de leur harmonie. Les seules formes précieuses, à mon sens, sont celles auxquelles je me trouve conduit par une sorte de nécessité, et qui répondent au fonctionnement - et au dysfonctionnement bien entendu - de mon esprit.
G. : Et la notion de sens, de sens du je, etc, sur laquelle vous revenez...
R. C. : Je vais y revenir d'autant plus qu'à vrai dire un des tous prochains livres auxquels j'entends travailler s'appelle Du sens, justement. C'est un titre ambitieux et qui, probablement, est au-dessus de mes possibilités intellectuelles. Mais je vais m'aventurer malgré tout dans cette direction-là.
G. : Ces sens, traces, chemins qu'on voit à différents niveaux dans votre œuvre, j'aimerais qu'on en reparle... J'aimerais savoir comment vous écrivez, si c'est un premier jet, si vous retravaillez votre style : bref, quelles traces laissez-vous ? Et envisagez-vous un "fonds Renaud Camus" ?
R. C. : Là, ce sont vraiment des questions extrêmement stratifiées, pour le coup ! Dans une seule il y en a sept ou huit. Ça commençait par la métaphore du chemin. En effet, je crois très opportun que la métaphore ait une réalité sensible. Tout à l'heure, vous parliez de l'oignon et c'était certainement très pertinent, mais en même temps ça n'a pour moi aucune séduction. L'oignon, ça ne me dit rien, ça correspond au contraire à un goût, une odeur, une image que je n'aime pas. C'est quelque chose qui ne m'attire pas. Donc, cette métaphore est formellement tout à fait adéquate, mais elle ne me dit rien, il lui manque pour moi un attrait qui lui confère une épaisseur sensible et qui la rende utilisable, désirable. Tandis que celle des chemins est pour moi immensément riche, inépuisable, et j'y reviens constamment. D'abord, parce que j'aime marcher, j'aime la promenade, j'aime les chemins, les embranchements, les cartes. Il y a au fond de l'homme, ou en tout cas de beaucoup d'hommes, une très profonde pulsion cartographique, qui justement est liée au sens, au désir d'imposer un sens au réel, à la terre, à l'espace. Voyez le nombre d'enfants qui tracent dans le sable les cartes de pays imaginaires, avec leurs frontières et leurs routes, leurs chemins, leurs carrefours, leurs enclaves. Voyez la fascination qu'exercent ces pages de Lewis Caroll ou de Borges sur les cartes, sur cette vieille utopie topomaniaque de cartes toujours plus grandes, qui bien entendu finissent par recouvrir exactement le pays dont elles sont la carte, de sorte que finalement on y renonce, elles sont trop malcommodes, les paysans protestent parce qu'ils doivent travailler à l'ombre, et on décide donc, dans Sylvie et Bruno, d'utiliser comme carte le pays lui-même, c'est encore ce qu'il y a de plus pratique...
Et les livres me paraissent semblables à des promenades ou à des voyages où on se trouve sans cesse à de nouveaux embranchements, et confronté à la difficulté, et même à la douleur, d'avoir à faire un choix, c'est-à-dire de se résigner à n'être pas tout ce qu'on pourrait être, à ne pas connaître tout ce qu'il y a à connaître, à ne voir qu'un peu du visible, à n'aimer qu'un peu de l'aimable. La narration simple, celle qui va sans à-coups et sans digressions de la première à la dernière phrase, ne m'a jamais attiré. Elle a toujours été perçue par moi comme une contrainte, qui ne correspondait pas du tout au fonctionnement de mon esprit, si je puis dire, ou, encore une fois, à son dysfonctionnement - lequel est tel que, au milieu d'une phrase, lorsque je parle, je ne me souviens plus du tout de son début, ni de ce que j'avais voulu dire. Sans cesse je suis emporté à gauche et à droite par des diversions, des distractions, des digressions, des associations d'idées. Donc, la métaphore du chemin m'est, en effet, très, très chère. Sans compter qu'elle s'est acquise, évidemment, depuis le début de l'histoire de la littérature, une richesse prodigieuse, qui s'ajoute à ses mérites propres. Il suffit de songer à la rencontre d'Oedipe et de Laïos au carrefour des chemins, comme par hasard.
Les livres sont des cartes qui d'ores et déjà doublent le monde, et souvent à plus grande échelle. Les bibliothèques sont un autre univers, qui renvoie au premier son image, mais agrandie, stratifiée, feuilletée, en relief dans l'espace et en relief dans le temps. Ou bien c'est le temps, justement, qui est le relief de l'espace, de la matière, de la sensation - le temps tel que les livres s'essaient à le capturer.
Ce qu'on retrouverait chez moi comme traces de l'évolution du travail est évidemment très sérieusement affecté par l'intervention, il y a dix ans, de l'informatique dans ma vie. Les traces ne sont plus du tout les mêmes.
G. : Vous gardez les différentes versions ?
R. C. : Non, les versions informatiques, non... Il y a des disquettes, mais dont l'agencement est vraiment chaotique, et moi-même je ne m'y reconnais pas très bien : je ne sais pas exactement ce qu'il y a dedans. Certaines ont pu se perdre, ou être effacées. Enfin, le hasard jouerait un très grand rôle, si l'on voulait essayer de mettre de l'ordre dans tout ça. Tandis que pour la période antérieure, en effet, il y a toutes les couches successives. Un peu éparses, sans doute, parce que j'ai donné des manuscrits, j'en ai vendu d'autres. Certaines universités s'y sont intéressées. Il est question, même, d'une vente globale à Yale. Comme j'ai tendance à tout conserver il y a beaucoup de choses dans mes archives, si mal rangées qu'elles soient ; et pas seulement dans le domaine des manuscrits proprement dits. Il y a des correspondances, notamment. Je garde toutes les lettres que je reçois. Ça commence à représenter une masse considérable.
G. : Serge Doubrovsky, rencontré il y a peu, évoquait l'intérêt qu'il y aurait à étudier le courrier des écrivains et celui qu'il éprouve à lire ce que les lecteurs pensent de sa littérature. Est-ce quelque chose qui vous importe ?
R. C. : Oui, bien sûr. Absolument.
G. : J'imagine que vous recevez beaucoup de courrier ?
R. C. : Oui, en effet, beaucoup de courrier. Par exemple, beaucoup plus que d'autres écrivains qui ont beaucoup plus de lecteurs. Ce que j'écris relève d'un type de littérature qui produit du courrier, incontestablement.
G. : Vous évoquez, parfois, votre carrière, le métier d'écrivain dans sa représentation sociale... Attendez-vous une reconnaissance de la part de vos lecteurs, des écrivains, de la critique ?
R.C. : De la critique, non, pas tellement. Plus maintenant, en tout cas. Il y a divers aspects à cette question, bien sûr. Il ne faut pas la voir sous l'angle des journalistes qui au fond vous prêtent leurs propres sentiments, ou ceux qu'ils éprouveraient s'ils étaient à votre place ; et qui croient, si vous parlez dans vos livres de l'étonnement que vous cause l'absence de toute recension critique, pour un livre précédent auquel vous attachiez un peu d'importance, qui croient que vous êtes déçu de n'avoir pas le prix Goncourt, ni trois cent mille lecteurs. Bien sûr il y a des questions matérielles qui se posent, des questions de survie tout simplement, qui sont d'autant plus importantes quand on est dans un cas comme le mien, c'est-à-dire qu'on ne fait rien d'autre qu'écrire, qu'on n'a pas de situation ou d'autre source de revenus. Je dépends entièrement du sort de mon travail. Mais surtout il se pose, à de certains moments, une question qui est presque métaphysique. Il y a des moments d'angoisse, mais peut-être de bonne angoisse, d'heureuse angoisse, qui proviennent de l'absence totale de réponse, non pas de la part des lecteurs, parce qu'il y a toujours eu des lettres de lecteurs, dans mon cas, mais de la part de l'époque, comment dirais-je, du siècle, au sens religieux du terme. Je m'appelle Camus, mais s'il est question de Camus sans autres précisions, à la radio, à la télévision, inutile de dire que ce n'est jamais de moi qu'il s'agit ! Mon nom n'est pas le mien, il est d'emblée celui d'un autre, je suis en quelque sorte non avenu. On peut en ressentir un curieux sentiment d'inexistence, d'incapacité à marquer son temps, en tout cas à laisser une trace, justement. Et ça n'a rien à voir, je vous prie de le croire, avec la petite amertume de ne pas faire la carrière qu'on souhaiterait, ou que les autres croient qu'on souhaiterait.
G. : Est-ce que cela peut influencer les thèmes, les genres que vous abordez ?
R. C. : C'est-à-dire que c'est un thème en soi, un beau thème heureusement, un thème profondément humain, essentiel, ontologique : et si tout cela était parfaitement vain, n'avait aucune espèce de valeur, de sens, d'existence, tout simplement ? Si je n'existais pas ? Si ma conviction d'exister était une aberration totale, l'illusion d'une pauvre malade, une folie douce ?
Lorsque est paru P.A., un gros livre, un livre où j'avais mis beaucoup de moi-même, littéralement, littérairement - et c'est encore peu de le dire -, le livre n'a reçu aucune espèce d'écho. Il n'a fait l'objet d'aucun article. C'est une expérience très étrange, un peu désagréable, superficiellement, mais surtout assez belle, avec le recul, assez juste...
G. : J'en reviens à ma question d'étude de votre oeuvre. Un "fonds Renaud Camus" n'existera donc pas si vous dispersez vos documents de travail...
R. C. : En ce moment, il est vaguement question d'en créer un à Yale.
G. : Pas à Plieux ?
R. C. : A Plieux, il existe de fait. Il y a une bibliothèque. Tout ce qui me concerne est ici.
G. : Justement, quels sont les écrivains que vous lisez régulièrement ou qui peuvent être déterminants dans votre oeuvre, dans votre façon d'écrire ?
R. C. : Vous savez, j'ai un rapport très difficile à la lecture, très frustrant parce que j'ai le sentiment de lire très peu, et très mal, étant donné que j'écris tellement, que j'écris tout le temps. La graphomanie est une passion dévorante. Rien que cette exigence du journal est quelque chose de très prenant, qui fait qu'on n'a jamais une seconde à soi. Or j'écris bien d'autres livres que les journaux, et tandis que j'écris mon journal je dois corriger les journaux anciens. Enfin, pas les corriger à proprement parler, mais les préparer pour la publication. J'ai malgré tout, ici, des activités assez prenantes, de conservateur, en somme, et de commissaire d'exposition. J'ai l'impression d'être harcelé par un afflux constant de textes. Les gens m'envoient beaucoup de manuscrits, de livres, de catalogues, de revues. De sorte que je passe mon temps à lire des choses qui peuvent être très intéressantes mais qui ne sont pas ce que j'ai envie "naturellement" de lire. Donc, c'est un rapport très frustrant. C'est un thème, d'ailleurs, qui m'intéresse beaucoup : le harcèlement par l'immensité de ce qu'il y a à lire, et l'incapacité de l'intelligence, en tout cas de la mienne, à se débrouiller dans cette masse qui ne paraît pas être avec le cerveau, avec l'oeil, avec le temps dont on dispose, dans un rapport de proportion qu'on puisse appréhender. Je pratique des lectures un peu folles, désespérées en un sens. Des lectures frénétiques de livres pris presque au hasard, et ouverts n'importe où. Ce sont des lectures très capricieuses, intellectuellement très insatisfaisantes bien entendu. On ne suit pas la totalité du cours d'une pensée, d'un récit. On ne remonte pas à leur origine. Et bien sûr on ne peut pas non plus appréhender l'ensemble de leurs conséquences, de leurs suites possibles. Mais quand bien même on commencerait un livre à la première ligne, ce qui m'arrive aussi, malgré tout, est-ce qu'il en irait très différemment ? Ne faudrait-il pas lire les oeuvres antérieures de l'auteur ? Ne faudrait-il pas connaître ses maîtres, ses ennemis, ses rivaux, tout ce qui donne source à sa réflexion ? J'éprouve à l'égard des livres un sentiment de frustration exacerbée qui est tout à fait central, dans mon désir d'écrire et mes efforts pour gérer le temps (c'est la même chose). Je ne sais rien de plus étrange, de plus incompréhensible pour moi que ces gens qui vous disent « je ne sais pas quoi lire ». Je suis dans le sentiment exactement inverse, dans un désir constant des livres, éternel et toujours frustré.
G. : La question du désir est naturellement importante dans ce que vous écrivez...
R. C. : Oui, dans tout, mais dans le rapport à la lecture tout spécialement oui. Il y a chez moi un désir de lecture absolument boulimique et constamment frustré par le manque de temps et par l'immensité du champ du possible - par l'excès de chemins, là encore, le délicieux excès du nombre des chemins.
G. : Et, par rapport à cela, vous pratiquez Internet, personnellement ?... Là, l'immensité du champ d'observation, de ce que d'autres peuvent écrire aussi, est colossale...
R. C. : Non, je pratique assez peu Internet en ce sens. Je le pratique en essayant de gérer mon site, tant bien que mal d'ailleurs. Plutôt mal parce que je n'ai pas du tout la compétence technique qui permettrait de le faire bien. De sorte que les personnes qui le visitent peuvent rencontrer des difficultés. Il y a toujours des liens qui ne s'ouvrent pas, par exemple. Je suis en but à un certains nombre de plaintes, de ce côté-là, et je dois reconnaître qu'elles sont fondées. En fait le chantier est permanent, et à mesure qu'il s'élargit son chronique inachèvement s'aggrave.
G. : Il peut y avoir des impasses dans un labyrinthe, j'imagine !
R. C. : Oui, oui. Il y a souvent des impasses, tout à fait involontaires, hélas, et qui sont d'origine purement technique. Mais, moi, pour ma part, je ne surfe pas énormément.
G. : Vous parliez des impératifs de relecture, de remise à jour du journal... Tout est informatique et vous corrigez sur l'écran ?
R. C. : Oui.
G. : Vous ne prenez pas de notes ? Vous n'avez pas de carnets... rien n'est manuscrit ?
R. C. : Depuis dix ans, non.
G. : Cela veut dire que vous avez un portable, que vous emportez avec vous ?
R. C. : J'ai toujours eu des portables, oui, depuis le début.
G. : Ce travail de relecture, de remise à jour, prend-t-il beaucoup de temps ?
R. C. : Il est assez prenant, et pourtant il est assez minimal. C'est un travail de correction dans les deux sens du terme, de pure politesse à l'égard du lecteur. On essaie de faire en sorte qu'il n'y ait pas de répétitions gênantes, de fautes d'orthographe, de défauts de construction. C'est de cet ordre-là. Je ne corrige pas du tout le fond, la matière. Absolument pas. J'interviens assez peu quant au style, même, à ceci près que je veille à faire disparaître, dans la mesure du possible, les effets de la distraction, de la fatigue, de la précipitation. C'est seulement un vulgaire travail de préparation de copie, en somme. Je me plie tout à fait à la contrainte de ne pas modifier le fond, même lorsque j'ai changé d'avis depuis l'époque où j'écrivais, ou quand j'ai les réponses aux questions que je me posais.
G. : Est-ce le même travail lorsque vous écrivez un roman, tel que Roman furieux ?
R. C. : Non, non, pas du tout, ce sont des types de travail très différents. Il y a au moins dix types de travail, suivant qu'on écrit les Eglogues, suivant qu'on écrit certains romans, suivant qu'on écrit ce que j'ai appelé les Elégies, ou les Miscellanées. Ce sont à chaque fois, selon les genres, des travaux très différents. Le journal est d'ailleurs le moins complexe, sans aucun doute.
G. : Je pense aux Notes sur les manières du temps, à L'Esthétique de la solitude...
R. C. : Oui, ces livres-là relèvent d'un degré d'écriture plus élaboré que le journal, bien sûr, mais qui n'est pas le plus élaboré non plus, loin de là, puisqu'en l'occurrence n'intervient pas ce qu'on appelait, dans ma jeunesse, le "travail sur le signifiant". Les deux livres que vous mentionnez appartiennent à la série des Miscellanées. Ce sont des sortes d'essais, des essais sous forme de fragments.
G. : Le style de Passage, Echange, Travers est plus élaboré. Qu'est-ce qui caractérise ce travail plus scriptural, textualiste, sur le signifiant justement ?
R. C. : La conviction que la langue a quelque chose à dire, que les mots en savent plus que nous et qu'il n'y paraît, que les noms propres vont parler, que les lettres sont pleines de secrets, de relations cachées, de liaisons souterraines. Il n'y a rien là de très différent, fondamentalement, de ce qui fut la conviction des poètes de toujours, qu'il s'agisse d'Arnaut Daniel, de Scève ou de Mallarmé. Qu'est-ce que la rime, pour commencer, sinon un "travail sur le signifiant" ? Nos rimes sont un peu plus discrètes, voilà tout ; plus mal assurées, mieux errantes...
G. : A côté des Eglogues, et même des Elégies, il y a le style "a prima" des journaux, où transparaît "une rhétorique automatique", écrivez-vous. Est-ce le genre qui le veut ?
R. C. : Le journal tel que je le pratique relève en effet d'une écriture a prima, c'est dans la tradition du genre, mais on pourrait concevoir, j'y aspire quelquefois, il m'arrive d'en rêver, un journal "formaliste", et qui servirait de laboratoire central non seulement pour les thèmes, mais pour les formes. Il m'arrive d'en rêver, mais je ne l'ai jamais pratiqué, malgré deux ou trois tentatives. Le journal est un genre soumis avant toute chose aux aléas du jour, le plus proche de la vie, le plus transparent, le plus fidèle dans ses plis et replis aux plis et replis du temps. Cependant, comme vous le rappeliez, on contracte à s'y livrer ailleurs l'habitude de figures et de contraintes qui se font sentir, sur un mode dilué, et sans qu'on n'y ai pensé, jusqu'en l'innocence formelle du journal. C'est sans doute ce à quoi j'ai pensé quand j'ai parlé d'une "rhétorique automatique".
G. : Certains procédés d'écritures s'appliquent-ils plus particulièrement à certains registres ?
R. C. : Oh, bien entendu. Exemple entre cent, l'usage intensif de la citation, du collage et du montage "signifiant" est intrinsèquement lié aux Eglogues : ex-logos, "tiré du discours".
G. : Et, dans ce travail d'écriture, quelle place accordez-vous à la fiction? Quel usage en faites-vous ?
R.C. : Vous me prenez à une époque de ma vie, ou de mon travail, où je ne pense guère à la fiction, où je n'ai pas envie d'elle. Il y a certainement en moi un vieux fond puritain qui remonte, un peu bêta certainement, et qui me prédispose à me souvenir à l'excès des liens de la fiction avec le mensonge. La fiction me paraît inutile, en ce moment - inutile pour moi, je veux dire, pas pour le monde.
Cela dit, maintenant que j'y pense, 325 g, si ce livre existait, relèverait de la "fiction", comme L'Ombre gagne avant lui : fiction d'idées, fiction d'opinions, fiction de convictions. De tels livres sont des fictions, oui, qui en guise de personnages n'ont que des idées, des idées dont toute ressemblance avec des idées vraies ne serait que pure coïncidence. Mais qu'est-ce que des "idées vraies", de toute façon ?
G. : N'arrive-t-il pas que les différents styles se chevauchent, se mêlent ? Est-ce gênant ?
R. C. : Bien sûr. Non, pas gênant du tout, en tout cas pas pour moi. Il y a du style églogal dans les Elégies, il y a du journal dans P.A., il y a des fragments d'"essais" à peu près partout (sauf dans Tricks).
G. : Justement, j'allais aborder ce thème des fragments, et un des livres que je préfère, Etc...
R.C. : Oui, moi aussi. Enfin, si j'ose dire... Mais c'est un livre avec lequel j'ai de bons rapports, en effet. Il y a des livres qu'on n'aime pas relire. Enfin, je ne dis pas que celui-là je le relise beaucoup, mais je n'en suis pas mécontent. Probablement par le fait qu'il est très etc., justement, c'est-à-dire que rien n'y est jamais définitif. Dans mon idée, c'est un livre dont on pourrait publier tous les dix ans une nouvelle édition, refondue, augmentée, corrigée, reprise. D'ailleurs, je dois dire qu'Internet prête beaucoup à ça, à ce fantasme, à cette conception nouvelle du livre comme quelque chose de constamment inachevé, à quoi l'on peut indéfiniment ajouter, retrancher. Plutôt ajouter que retrancher, d'ailleurs, dans mon cas...
G. : Etc. donne ce sentiment-là, de pouvoir être lu ainsi, et d'être également un mode d'emploi, de décodage...
R.C. : Oui, c'est un peu comme ça que c'est fait. C'est un petit livre marginal pour servir à la lecture des autres, et pour me servir de guide à moi aussi, je dois le dire, et tâcher de mettre un peu d'ordre.
G. : En même temps, dans ce livre vous ne dites pas vraiment je. C'est souvent à la troisième personne du singulier...
R. C. : Vous savez que Barthes, puisque vous étiez l'autre soir à cette séance à la Grande Bibliothèque, où il y a eu une projection de films, parlait de ça très bien. Et Etc. doit bien sûr énormément à Barthes, au Roland Barthes par lui-même, en particulier, ne serait-ce que la forme alphabétique. Barthes disait très justement que le rapport entre le je et le il était aussi d'ordre esthétique, au fond, par la possibilité de variations musicales qu'il offre - et picturales, bien entendu, comme dans le cubisme (ça c'est moi qui l'ajoute !).
G. : Justement, au cours de cette soirée à la B.N., avec des interviews d'autobiographes, a été abordée la question de l'âme. Vous avez dit que l'univers de Julien Green vous paraissait très lointain. Est-ce que l'âme est quelque chose qui vous intéresse encore, ou pas ?
R. C. : Julien Green n'a pas l'exclusivité de l'âme, Dieu merci ! Mais s'intéresser à l'âme, ah ! oui, tout à fait. Même de plus en plus, dirais-je. La notion, elle, je ne sais pas très bien ce qu'elle recouvre, à dire vrai. Mais le mot m'intéresse. Dans mes premiers livres, il était vraiment tabou, au fond. L'employer me semblait tout à fait ridicule, obscène, et je m'en suis d'ailleurs abstenu. Je me suis même moqué, peut-être, des emplois possibles qu'on pouvait en faire. Avec le temps je crois me rendre compte que c'est un préjugé que de se l'interdire. Et je me l'interdis de moins en moins, bien que je n'ai qu'une idée assez floue de ce qu'il recouvre.
G. : Et la mort ? Vous la croisez, mais à part la disparition de gens comme Jean Puyaubert, c'est assez peu évoqué, me semble-t-il. Est-ce que je me trompe ? Est-ce un thème que vous tâchez d'éviter ?
R. C. : Non, pas du tout. Je n'essaie pas de l'éviter. Il se trouve, peut-être, que biographiquement j'ai eu la chance d'y être assez peu confronté dans les années qui sont couvertes par le journal, mais, en même temps, il y a une sorte de fascination, me semble-t-il, en plus d'un endroit, mais plus thématique ou "signifiante" encore une fois, parce que j'aime beaucoup le mot mort, qu'autobiographique en tout cas, oui, c'est certain. Par exemple, dans Elégies pour quelques-uns, c'est un thème qui est très présent.
G. : Revenons au journal. Par rapport à vos autres livres-oeuvres, quelle place a-t-il ? J'imagine que c'est le plus vendu ?
R. C. : Non, je ne crois pas. J'ai peu de renseignements sur ce point. Non, au contraire, jusqu'à une période assez récente, l'éditeur se plaignait que le journal le ruinait. Sa publication a été interrompue plusieurs fois, de sorte que l'écart s'est élargi entre la période d'écriture et la période de publication. A une époque, cet écart était de deux années, maintenant il est de cinq. Il faudrait d'ailleurs le réduire à nouveau, à mon avis. Quant au rôle du journal ? Je réponds toujours la même chose à cette question : c'est le laboratoire central. C'est un centre de première réflexion, de réflexion à chaud. Tous les autres livres sortent de lui. On les y voit naître.
G. : Je crois me souvenir que vous écriviez que dans un paragraphe du journal pourrait se trouver un livre à venir...
R. C. : Oui, c'est très souvent le cas. Par exemple, P.A., dont sort Vaisseaux brûlés, est entièrement issu de très longues entrées du volume de journal qui va paraître prochainement, celui de 1994, La Campagne de France. Il y a beaucoup d'éléments de P.A. qui proviennent directement du journal, au point que dans P.A. ils sont entre guillemets, comme les citations qu'ils sont. Et ils se retrouvent dans Vaisseaux brûlés.
G. : Vous entretenez quels rapports avec les livres ?
R. C. : Je suis incapable de lire dans une bibliothèque, dans une bibliothèque qui n'est pas la mienne, parce que lire et écrire sont deux activités absolument inséparables pour moi, ce qui fait que je passe mon temps à souligner des phrases et des pages entières, dans les livres que je lis. Mes livres sont couverts sinon de commentaires à proprement parler - ce serait beaucoup dire... -, du moins d'interventions diverses. D'ailleurs il s'agit aussi d'une forme de journal, de journal de lecture, en tout cas, car je note maniaquement quand j'ai lu quoi, en quelles circonstances, en quel endroit, avec qui, après ou avant quel épisode. C'est une obsession. Ma bibliothèque est encore une espèce de journal, en somme.
G. : Est-ce que Plieux est une bibliothèque aussi ?
R. C. : Ah, oui, oui, tout à fait. La bibliothèque est la pièce la plus importante de la maison. Plieux est d'abord une bibliothèque, peut-être, car ce sont les livres qui m'avaient chassé de tous mes appartement précédents et qui ont exigé pour eux tout cet espace. Je pourrais dire que je suis ici pour eux, à cause d'eux...
G. : Dans Graal-Plieux, on a l'impression que vous tournez autour de lui. Vous cherchez les points de vue, le meilleur, d'autres perspectives...
R. C. : C'est un bâtiment qui se prête assez bien à ce genre d'exercice, puisqu'il occupe le sommet d'une éminence. On le voit de très loin. Il en existe autant de versions différentes qu'il y a de collines autour de lui, et donc de points de vue. Et, en plus, donc, il est une bibliothèque, c'est-à-dire une sorte d'aleph...
G. : Plieux a-t-il la même importance que certains de vos livres ? Est-ce qu'il y a un rapport affectif, projectif ?...
R. C. : Oui, tout à fait. C'est une oeuvre comme une autre.
G. : Ce qui nous renvoie au "fonds Renaud Camus", à des archives...
R. C. : J'ai répondu à votre question sur ce point de façon assez floue, parce que la situation est assez floue. En ce moment, tout est ici. Sauf quelques manuscrits que j'ai donnés, et deux autres que j'ai vendus, dans des périodes de crise. Et il est question de cet accord avec Yale pour l'ensemble du fonds, justement. Pas seulement les manuscrits proprement dits, mais aussi les correspondances.
G. : Les livres de votre bibliothèque également ?
R. C. : Ah ! non, ça non, parce que la bibliothèque est très étroitement liée à Plieux, à mon travail. Sauf contrainte absolue que je préfère ne pas envisager je ne pourrais pas, de mon vivant, me séparer de la bibliothèque. J'ai besoin d'elle, elle est vraiment un instrument de travail. Non, la bibliothèque, il n'est pas question qu'elle bouge, pour le moment. Mais les correspondances accumulées, oui, pourquoi pas, d'autant que je ne sais plus où les mettre. Cela dit, les correspondances ont été très appauvries puisque j'ai donné, dans un moment d'exaltation un peu inconsidéré, les lettres de Barthes, qui était certainement l'un des éléments les plus intéressants du fonds, je le crains.
G. : Vous avez dit qu'il était moins douloureux que vous ne l'auriez cru de quitter le livre-volume pour d'autres formes, comme l'hyperlivre, Vaisseaux brûlés. Allez-vous en faire le centre de votre œuvre, ou bien n'est-ce qu'un embranchement de votre création ?
R. C. : Si je puis dire c'est un des piliers de l'ensemble, oui, et l'un des principaux, sans aucun doute. Mais ce n'est pas le seul.
G. : Vous avez annoncé, précédemment, un livre sur le sens...
R. C. : Tel que j'entrevois en ce moment la structure générale, si l'on peut dire, de l'oeuvre à faire, les trois éléments principaux en sont, d'une part, l'ensemble des Eglogues, qui est très inachevé, puisqu'il doit compter sept livres et que quatre seulement ont été publiés à ce jour, mais j'aimerais m'y remettre - tous les autres livres pouvant être interprétés, d'ailleurs, comme autant de parenthèses aux Eglogues, parenthèses dans une parenthèse, cette longue interruption de leur publication. Il y a d'autre part l'ensemble Vaisseaux brûlés, qui lui est absolument sans fin, au point qu'il est voué à l'inachèvement de façon constitutive. Et troisièmement une sorte de diptyque, deux livres très différents mais obscurément complémentaires, qui sont ce Du Sens, dont je vous ai dit un mot, et en face de lui quelque chose qui s'appelle maintenant 325 g., le poids du volume, et qui devrait être une nouvelle version d'un livre un peu maudit, qui s'appelait L'Ombre gagne, et qui n'a jamais été publié. Il se pourrait très bien que 325 g. ne soit jamais publié non plus, d'ailleurs.
G. : Ce sont des choix d'éditeur ?
R. C. : Oui, mais auxquels j'ai souscrit. Je ne regrette pas que ce soit le cas. Au fond, pour moi, il est indifférent qu'ils soient publiés ou pas. Ce pourraient être des livres dont on aurait connaissance que par ouï-dire (rires) - par le journal, justement, par les correspondances, par le bouche à oreille, le ragot, le potins, la calomnie, le "mythe" en mettant les choses au mieux. C'est une idée qui me plaît assez, je dois le dire. Il faudrait que ces livres existent, qu'ils existent vraiment, mais ensuite il est très concevable qu'ils ne soient connus qu'en creux, par leur absence.
G. : Vous avez souvent évoqué l'idée de perte, avec ses liens à la mémoire, à la possession, à la vie aussi... J'aimerais en savoir davantage sur le rapport entre désir et perte, par exemple... Mais, peut-être, ne suis-je pas très clair sur ce sujet ?
R. C. : Vous auriez bien tort d'être très clair car ce ne l'est pas - pas dans mon esprit en tout cas, quoique ce soit tout à fait central, en effet, confusément central. Un centre obscur. D'ailleurs je ne suis très clair sur rien, parce que je ne suis pas conceptuellement très... puissant (rires), ni très bien charpenté et bien constitué dans le domaine de la pensée. Mais au fond tout ce que j'ai pu écrire ne fait que tourner autour de cette faiblesse. Par exemple, la façon dont
P.A. est construit, quand je dis que c'est homomorphe à une réalité du fonctionnement de mon "intelligence", c'est à des choses comme cela que je fais allusion. Et peut-être que c'est justement la perte, la perte de sens, du sens, c'est-à-dire ce trou au milieu d'une phrase, tout d'un coup, ce gouffre qui s'ouvre, cet abyme...
J'ai écrit dans Incomparable - je sais que ça ne s'applique guère à mon cas, mais enfin, toutes proportions gardées (rires) je crois qu'il y a quelque chose là-dedans, on doit pouvoir transposer -, j'ai écrit que « le génie est un aménagement technique de la bêtise ». Je dis le génie, on pourrait dire l'oeuvre, tout simplement. Pour mettre ça en une forme plus triviale, je crois vraiment que l'oeuvre, pour un artiste, est une façon positive de se débattre avec les incapacités de son esprit, ses limites, ses insuffisances. Par exemple, ce rapport frustrant à la lecture, dont nous parlions tout à l'heure, ce sentiment d'avoir avec le monde à peu près le type de rapport qu'un termite, entre les lames du plancher, peut entretenir avec une bibliothèque... Eh bien, avoir ce sentiment-là de la réalité sensible, ne parlons pas de l'univers intellectuel... Avoir cette perception toujours douloureusement partielle, fragmentaire, n'arriver jamais à voir l'ensemble d'une question, avoir l'impression que le sens a toujours commencé avant l'endroit où on le prend et qu'il continuera après le moment où on le laisse, tout cela est lié à la perte, la perte originelle, celle d'où nous procédons, et la perte finale, lorsque nous sommes perdus. Donc cette histoire de perte, en effet, est extrêmement récurrente dans ce que j'ai pu écrire, on en revient toujours à elle. Je crois absolument qu'on écrit à cause d'un rapport fondamental à la perte. D 'ailleurs, biographiquement, dans mon cas, c'est gros comme une maison (rires) : ne serait-ce que la perte d'une maison, justement, qui a été déterminante pour moi. Il y avait une sorte de jardin d'Eden, dont je me suis trouvé chassé, à douze ou treize ans. Cet épisode a joué un rôle déterminant, j'en suis sûr. Aux Etats-Unis toute la littérature du Sud, à commencer par Faulkner, mais Carson McCullers aussi bien, Eudorah Welty, tous ces gens-là, tout cela est lié à la perte, la perte d'une civilisation bien sûr, d'une conception du monde. On n'en finirait pas de faire la liste des livres qui sont liés à la perte d'un monde, à la perte d'un langage aussi, d'une langue, d'un jardin, d'un amour, de la jeunesse, que sais-je ? Cela dit, la phrase la plus pertinente sur la question, et que j'ai citée exagérément, c'est celle de Rilke qui définit la perte comme ce qui consacre absolument et définitivement la possession. Je l'ai rapportée cent fois, mais quand j'ai besoin d'elle elle m'échappe...
G. : Vous avez cité Incomparable. Ce livre n'a-t-il pas une place un peu à part dans votre oeuvre ?
R.C. : A part ? Oh ! non, pas du tout. Sinon de façon accidentelle, du fait que c'est un fragment de journal qui lui est paru tout de suite, sans délai. Quand le journal de cette année-là, c'est-à-dire 99, sera paru, ça réduira certainement le côté... aberrant (rires) d'Incomparable. On s'apercevra que ce qui le précède, ou le suit, ne vaut ni mieux ni plus mal.
G. : Là, votre humour est plus cruel qu'habituellement, non ?
R. C. : Bah !... Ce sont les circonstances, la situation, qui étaient un peu cruelles... Mais leur cruauté était évidente dès le départ, de sorte qu'il n'y avait pas beaucoup d'illusions à se faire, et que d'ailleurs il ne s'en ait pas fait.
G. : Vous avez répondu à l'essentiel de ce que je voulais vous demander. La seule réponse que je n'aie pas vraiment obtenue concerne les écrivains que vous aimez. Par exemple, en ce moment, que lisez-vous ?
R. G. : Ecoutez, le livre que j'ai sous les yeux en vous parlant, tout à fait par hasard, c'est le recueil des sermons du père Vieira, un jésuite portugais du XVIIème siècle qui passe pour le fondateur de la langue portugaise moderne, son plus magistral praticien. Les Portugais ont le plus grand respect pour Vieira, qui est à la fois leur Bossuet et leur Malherbe, leur Pascal et leur Théophile, le maître classique de leur théologie baroque. C'est quelqu'un de tout à fait essentiel, dans l'histoire des Lettres portugaises, ça m'avait souvent frappé. J'ai deux amis, Max et Magali de Carvalho, qui m'ont envoyé, il y trois jours, ce livre qu'ils ont traduit et qui s'appelle Le Salut en clair-obscur. Je ne peux pas dire que je le lis à proprement parler. Il est sur mon bureau, je l'ouvre n'importe où, au hasard. Je suis tombé sur un passage à propos de la rencontre à Emmaüs, qui était très beau, sur la "présence-absence", qui m'intéressait. Mais je lis vraiment quarante choses en même temps, et rien complètement. Je lis des livres sur Evola, ces jours-ci, et je lis un peu Evola aussi, mais si on lit on lit Evola il faut lire Guénon, et si on lit Joseph de Maistre pourquoi pas Bonald, et si Lévinas comment se passer des Recherches logiques de Husserl, qui ont eu un tel rôle, aussi, sur la formation de Heidegger ? Mais si on s'intéresse aux années de formation de Heidegger, est-ce qu'il n'est pas urgent de s'intéresser à Franz Brentano, et de lire enfin Sur les multiples sens de l'être chez Aristote ? Il n'y a pas de fin. Et ce qui est pire c'est qu'il n'y a pas non plus de commencement. Je suis au milieu d'un maelström de livres, qui m'échappent de tous les côtés. Je lis beaucoup de philosophie, en la comprenant très partiellement...
G. : Et d'autobiographies, non ?
R. C. : D'autobiographies, oui. Dernièrement, je n'en ai pas lu énormément mais c'est une chose qui m'intéresse, bien sûr. Ce que je lis le plus, c'est de la poésie et de la philosophie, et des combinaisons des deux - Léopardi, par exemple. Le fond de mon goût c'est Tibulle, c'est Chateaubriand, c'est Larbaud, c'est Toulet. J'ai lu beaucoup de journaux intimes dans ma jeunesse, j'avais une passion pour Amiel, je lisais Joubert, Kierkegaard, les Guérin...
G. : Vous lisiez... vous ne les lisez plus ?
R. C. : Je ne les ai pas lus récemment, mais si, je serais prêt à les relire à tout moment, le désir n'est pas apaisé, ni la curiosité, ni le sentiment d'avoir sans doute manqué quelque chose... Je ne peux même pas me dire que ce qui est lu est une affaire réglée ! Il n'y aucune place de sûreté de la connaissance. Dire qu'on a "déjà lu" Nietzsche ou Schopenhauer ou Pascal ou Marivaux comme si c'était une affairé réglée, c'est à peu près aussi stupide que de refuser d'écouter le quatorzième quatuor de Beethoven sous prétexte qu'on l'a "déjà entendu".
G. : Et des écrivains comme Green, Gide, ou...
R. C. : Les cas sont très différents, à mes yeux. Je me sens beaucoup plus proche de Green que de... ah! tiens, curieux lapsus... beaucoup plus proche de Gide, je veux dire, que de Green. Green, j'ai beaucoup de respect pour lui, mais ce n'est pas du tout un compagnon de vie, pour moi. Tandis que Gide, alors, oui, absolument. J'ai toujours beaucoup lu Gide, dès l'adolescence, surtout dans l'adolescence, et je lui suis complètement fidèle, y compris aux livres que plus personne n'aime, ou dont tout le monde se moque, même, comme Les Nourritures terrestres. Je ne comprends même pas les reproches qu'on fait aux Nourritures terrestres. On dit toujours : c'est trop lyrique, c'est ridicule, ceci, cela, mais ça me semble receler de bout en bout son propre antidote à l'excès de lyrisme, puisque c'est tellement drôle, et plein d'humour, et d'autodérision. Je ne comprends pas du tout pourquoi ni comment on peut reprocher aux Nourritures d'être exagérément lyriques. Disons que ça ne me frappe pas. Tout le Gide des années 90, c'est quelqu'un, j'allais dire, qui m'est très proche, enfin dont je souhaiterais qu'il me fût très proche, dont je me sens proche : Le Voyage d'Urien, Paludes évidemment, ce genre de choses. J'aime beaucoup Virginia Woolf aussi.
G. : Avec La Promenade au phare, par exemple, avec Gide, Tibulle, Chateaubriand, la poésie, la philosophie, on retrouve une certaine exaltation lyrique. N'est-ce pas ce qui, à vos yeux, rend la littérature admirable ?
R. C. : Ce qui rend la littérature admirable ce sont les moments où on la quitte pour aller se promener, se promener en sa compagnie. Ce sont ses pertes, pour le coup - des moments d'exaltation lyrique, bien sûr, mais qui peuvent être d'exaltation intellectuelle, aussi bien - enfin, à mon niveau, évidemment... Des moments où les chemins se rencontrent. Où deux idées, deux lumières, deux figures, deux mots, qu'on avait connus vivant chacun sa petite vie séparée, font une étincelle dans notre esprit, qui permet au termite entre les lattes du plancher de la bibliothèque de commencer à entrevoir vaguement ce que peut bien être un livre, par exemple. Il faut se souvenir de ce mot des troubadours, de ce moment où le poète, mais ce peut être n'importe quel écrivain, un philosophe, un érudit, un romancier, rencontre, nous rencontre, et fait se rencontrer en nous des pans de vérité ou de justesse qui brillent un laps, comme fait le sens.
G. : Ces "liaisons littéraires" que révèlent vos lectures ne renvoient-elles pas à l'exigence esthétique qui est la votre ?
R. C. : Exigence esthétique... Oui, sans doute. Je ne suis pas fou de cette expression, elle paraît impliquer une sorte de dandysme, un esthétisme, le "culte de la beauté", ce genre de choses. Mais en effet je crois que l'on calomnie l'esthétique, qu'on la sous-estime, quand on imagine qu'elle est quelque chose en plus, quelque chose d'ajouté, un luxe qu'on peut s'offrir ou pas, et pire encore une sorte de mensonge, un voile qui recouvrirait la vie morale, ou la réalité économique, ou la réalité tout court. Tout au contraire, l'esthétique est la preuve. La qualité esthétique est la seule chose qui ne puisse pas s'imiter, que la pensée commerciale ou publicitaire, la pensée avec, ne puisse pas s'offrir. Une grande pensée ne produit pas de la laideur. Je vous disais m'être intéressé à Julius Evola, dernièrement, mais ce qui me retient de m'y intéresser plus avant - outre le manque de temps -, ce ne sont pas tant ses liens avec le fascisme et avec le nazisme, qui n'empêchent pas le génie, on ne le sait que trop, mais des peintures de lui que j'ai vu reproduites, et qui sont d'une médiocrité insigne, du plus incroyable mauvais goût. J'ai peine à croire qu'une vraie grande pensée, fût-elle criminelle, puisse produire pareille médiocrité esthétique.
G. : N'avez-vous pas une conception, somme toute, aristocratique de la littérature ?
R. C. : J'ai surtout une conception très impérialiste, très envahissante, tout-englobante de la littérature, comme étant véritablement un mode de la présence, une façon, et parmi les plus hautes, d'habiter la terre, et d'habiter le temps. Et comme je n'ai aucune prétention à imposer ce mode et cette façon d'être à quiconque, que je crois même pas qu'il soit opportun de faire en sa faveur le moindre prosélytisme, que je suis convaincu que la littérature ne doit tirer rien ni personne par la manche, peut-être peut-on parler, en effet d'une conception "aristocratique", si vous voulez...
G. : « L'érudition est une formidable école de solitude », dites-vous. N'est-ce pas, en même temps « un cheminement vers plus d'être », une plus grande qualité ?
R. C. : L'érudition, pour laquelle j'ai un faible marqué, en effet, une sorte de passion poétique, n'est certainement pas le mode le plus haut de la connaissance ou de la sagesse, ni même de la folie. Mais outre ses rapports avec la solitude, que vous rappeliez, elle a de formidables vertus de mise en liaison. Salut l'esprit, qu'il nous remette en liaison ! chante Rilke. Ce travail de cartographie dont nous parlions tout à l'heure, et qui n'est qu'un effort pour donner au monde une sorte d'intelligibilité malgré tout, pour donner aux signes un peu de vérité, aux symboles un peu de répondant sur la terre, à ce travail-là l'érudition apporte une contribution magnifique. Seulement elle est une carte trop grande elle aussi, pour laquelle il nous faudrait une carte, et à cette carte une carte, un index, des tirés à part...
G. : Il y a à s'arc-bouter sur les manques, sur l'absence, rappelez-vous. Peut-on dire, néanmoins, que par sa contexture, ses visées, votre oeuvre tend vers toujours plus de sens, vers l'essence même de l'existence ?
R. C. : Il serait un peu prétentieux de ma part de dire ça! Et même d'y souscrire ! Mais enfin, oui, dans une certaine mesure, est-ce que toute oeuvre, tout art, toute forme, toute imposition de la forme, toute liturgie, tout rituel, ne tend pas toujours à cela, à plus de sens, oui, à une conception un peu moins absurdement limitée de la bibliothèque, pour le termite ? Même si plus de sens c'est l'appréhension plus claire, plus tragique, plus solitaire, du moins de sens de l'univers, de son défaut ; si plus de vérité c'est une conception plus contradictoire, plus fragmentaire, plus stratifiée, plus "bathmologique", en somme, de la vérité ; et si l'essence même de l'existence, comme vous dites, c'est ce défaut lui-même, cette absence, ces manques. L'absence est la place de sûreté de l'être, ce qu'il a en commun avec les dieux.
Alvarez, G. et Camus, R. (2001). Entretien avec Gilles Alvarez. Renaud Camus, écrivain, 147-171.