
Art à Plieux
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MATER, MATER [1994]
(Texte de Renaud Camus)
Nous sommes arrivés au terme de notre siècle, nous avons vu défiler près de cent ans d’art moderne, et cela en différents styles, mouvements, divisions, sections, courants et contre-courants, idées, constructions, concepts et proclamations. Nous avons établi un centre et un pourtour, et maintenant nous découvrons que la géographie centraliste ne fonctionne pas. Car, comme le montrent les toiles de Leroy, les différents apports émanant des pourtours peuvent parfois être si puissants et si brillants qu’ils font apparaître le centre dérisoire.
Rudy H. Fuchs
Au fond, je peins quelque chose qui n’est plus le bouquet fixe mais toute sorte de choses très changeantes, toujours entourées des mêmes éléments mais qui changent aussi selon les heures du jour. Depuis deux ans, c’est ce que j’essaie de cerner dans la peinture. Je n’ai pas de sujet en tête, je cherche à dire la vie, mais surtout l’éphémère. Je voudrais dire en peinture ce que Rimbaud dit avec des mots. Je ne sais pas pourquoi je dis tout ça parce que je n’ai pas de programme.
Eugène Leroy
Oh ! Foin de ces vieux tabous modernistes sur la biographie des artistes ! Le temps n’est plus, récent, de ce purisme de l’œuvre, qui devait compter seule. Qu’elle ait la première place, il va sans dire : le reste n’a d’éventuel intérêt qu’à cause d’elle. Et le dernier mot lui reviendra toujours, bien entendu. Mais être un grand artiste, un grand écrivain, un grand peintre, c’est aussi, comme d’être un héros ou un saint, une façon, et parmi les plus rares, les plus précieuses, les plus hautes, de se tenir sur la terre, de gérer son destin, de décider de son temps et de faire face aux dieux – ou de soutenir comme on peut leur absence.
Que si maintenant on ne souhaite pas remonter jusqu’à Vasari, à ses Vies des plus excellents peintres et à leur goût de l’anecdote, plus ou moins éclairante, on pourra se contenter de recourir à ces biographèmes, que Barthes appelait de ses vœux, et d’abord pour lui-même : ils seraient un assez juste équivalent moderne, au fond, des exempla de la Renaissance, traits de caractères, épisodes instructifs, répliques, mots de la fin ou notables attitudes. Entre la page, la toile, le visage, la fenêtre et le sort, il circule incessamment des signes, voilà ce que nous croyons, rien de plus ; et cela à défaut, peut-être, qu’il s’établisse du sens, un sens. Oh ! Telle précision sur un agencement de l’atelier, sur l’humeur de l’artiste à telle date, sur ses amours, un état du ciel, la couleur de la terre qui l’a vu naître, ou qu’il foule, rien de tout cela ne dira jamais la vérité d’un tableau, jamais, c’est bien certain ; ni de nul chef-d’œuvre qui soit, dont le propre est précisément de n’avoir pas de vérité, de l’outrepasser de toute part, de la noyer dans le manque, ou l’excès. Non, c’est tout le contraire : le détail vrai, ou mythique, l’habitude rapportée, le mot cité, ont pour effet (ne serait-ce que par l’insuffisance exégétique manifeste qu’ils exposent) d’ajouter au livre, à la sonate, au tableau, une couche supplémentaire d’ambiguïté, d’inévidence, d’irritant égarement du propos. C’est une question d’échanges, de vibrations dans l’air, d’invisible structure. Or, justement, l’intérêt de la vie de Leroy, pour ce qu’on en sait, et de sa carrière, ou de sa non-carrière, est une affaire de structure. Les proportions sont étranges. Accessoirement, il y a là un assez joli conte moral : très moral, mais très gai – sans compter que s’y voient écornés, au passage, deux ou trois méchants clichés sur l’artiste maudit...
En vitesse, donc : notre peintre naît à Tourcoing, en 1910. Il n’est pas allé bien loin, il vit aujourd’hui à Wasquehal, aux portes de Lille. Entre ici et là, pour commencer, trois quarts de siècle, ou peu s’en faut, d’une à peu près complète obscurité, consentie sinon voulue : quelques voyages (les Pays-Bas, l’Espagne, l’Allemagne, l’Union soviétique) ; beaucoup de lectures (Rabelais, Montaigne, Stevenson, Rimbaud, Rimbaud, Rimbaud) : l’enseignement (le français, le latin, Virgile, l’histoire et la poésie latines) ; un long mariage, le veuvage, de longs éblouissements d’art (Rembrandt, Van Gogh, Giorgione, Masaccio, Rothko, encore Rembrandt) : quelques expositions personnelles (et sur sa peinture, assez tôt, malgré tout, un très petit nombre de regards éclairés, immédiatement enthousiastes) [1]. Puis, très tard, donc, deux rencontres, quasi simultanées : une toute jeune femme, Marina Bourdoncle, artiste elle-même, photographe, peintre, très belle, qui sera son modèle, son inspiratrice, sa lectrice, la compagne de ses journées dans l’atelier ; et, d’autre part, la gloire, très belle aussi, très pure, très haute – mallarméenne, en un mot : le contraire de la vulgaire “notoriété”. Leroy n’est peut-être pas encore très connu du grand public, mais il est considéré par beaucoup d’amateurs, de connaisseurs, et par nombre d’institutions dans le monde, de galeries, de musées, qui se disputent pour l’exposer, comme l’un des deux ou trois plus grands peintres français vivants. Certains vont même jusqu’à dire : le plus grand. Et d’autres : le dernier.
A-t-on le droit de voir, dans l’agencement de cette vie par le destin, par le caractère, par la nécessité, dans ce long cheminement vers la reconnaissance, vers notre connaissance, vers la découverte, a-t-on le droit d’y voir, non pas une signification, toujours aléatoire, retournable à merci, forcée, mais peut-être un emblème : emblème de cette peinture, sombre, presque revêche parfois, carapaçonnée de sa propre essence, et qui ne cherche pas à plaire au premier abord – mais d’où sourd in fine, à son corps défendant, dirait-on, la couleur, la lumière, le bonheur, un éblouissement différé ?
Cet art, qu’une bizarrerie de l’histoire (il s’en accommode à merveille, au demeurant) accroche aujourd’hui, dans les musées, dans les galeries, auprès des surgeons du minimalisme tardif et du conceptualisme attardé, dans le voisinage de l’installationnisme à tout crin et de la “Nouvelle Objectité” (qui en reste coite, objectivement), cet art est en fait parfaitement historique : en ce sens qu’il est – qu’il était sans que nous le sachions, souterrainement – inscrit dans l’histoire de l’art, et bien contemporain de ses contemporains : de celui d’un De Kooning, par exemple, de Fautrier, si l’on veut, de Wols peut-être, de Bram Van Velde, de Pollock, de Dubuffet certainement. Et pourtant tout l’isole, il va seul, il est anachronique, il ne ressemble à rien. C’est que ses rapports avec le temps sont d’un ordre qui n’est qu’à lui.
Le passage des jours est inscrit dans cette œuvre avec autant d’insistance obsessionnelle que dans celles d’Opalka ou d’On Kawara – qui en sont aussi éloignées que possible, inutile de le souligner. Les heures, les saisons, les années, l’histoire, la vie et leurs variations d’éclairage sont étalées dans cette peinture en couches de peinture, en retouches, en remords, en tentatives indéfiniment reprises pour mater (le mot est de Leroy lui-même), mater l’émotion première et la cerner, l’investir, la peindre, la donner à voir, à ressentir. Sous l’instance de la peinture-mère, nous sommes invités à regarder toujours plus avant, plus indiscrètement, entre les arcanes convulsés de la pâte et de la palette ; cela pour remonter vers l’image ou vers l’idée, vers le choc initial ou vers le sentiment brut, originel, en une généalogie qui est celle-là même de l’acte de peindre. Cet action painting au ralenti peut prendre dix ou quinze ans, comme dans le cas (extrême, tout de même) de l’Autoportrait, 1970-1984 (111. 1). Ce sera l’occasion de réduire à rien, à presque rien, au prochain geste à faire, la distance entre peindre et vivre, comme entre écrire et vivre, pour l’auteur acharné de journal intime : je m’écris écrivant, je me peins prenant le temps (de front).
Et en effet il est pris, et bien pris. Il est inscrit en de sourds triomphes, aussi, en des accords de couleurs à la fois fastueux et dérobés, incisés, entaillés, enfouis, des feux d’artifice arrêtés, comme pêtrés, embourbés, modelés dans la glèbe. D’où l’épaisseur fameuse et stupéfiante de ces tableaux, qui sont leur trait le plus souvent cité. Il faudrait, sans souci des ricaneurs, oser parler de croûtes, à leur propos – pour désigner en l’occurrence un renversement génial de ce concept éminemment péjoratif : croûte, peut-être, mais c’est l’écorce de la terre, l’amas des ans, la cendre accumulée de la pensée. Et sous la cendre, le feu.
Paradoxe (toutefois c’est celui même de la poésie, si l’on y songe), paradoxe d’une littérature qui ne voudrait pas dire ce qu’elle veut dire, d’une peinture qui ne voudrait pas montrer ce qu’elle montre, d’un art qui s’abolirait en se forgeant, qui se fonderait en se dérobant, qui s’afficherait en s’effaçant, qui prendrait corps en se soustrayant – et qui, paradoxe des paradoxes, se soustrairait par accumulation, par dépôts, par recouvrements successifs ! Invitation bien sûr à la lecture, à la spéléologie, au voyeurisme, à la bathmologie. Il s’agit pour le regard d’entrer dans la toile, d’écarter ses lèvres, presque de la forcer. On ne saurait oublier l’importance de l’inspiration directement religieuse, dans les premiers tableaux de Leroy [2], comme tel merveilleux Christ à Emmaüs, d’une collection belge, je crois. Très chrétienne cette durable méfiance à l’égard de la surface et des apparences, pourtant si puissantes, et parfois tellement voluptueuses, si catholiquement sensuelles. L’exigence est de les dépasser, de les traverser, d’avancer et d’avancer encore vers l’intérieur de la toile, qui se trouve être aussi, par chance, si tout va bien, l’intérieur de nous-même. La vérité est au-delà du visible, c’est-à-dire en deçà, et encore en deçà de la vérité même, toujours en amont, en amont de l’amont : amont du temps, amont du signe, amont de la création. Ce que nous voyons n’est pas l’image, et l’image elle-même n’est jamais image que de ce qu’elle n’est pas, de ce qu’elle ne saurait être tout à fait.
Ici s’abolissent les éternelles oppositions entre la figuration et l’abstraction, entre l’icône et l’iconoclasme, entre l’idée et la matière, entre l’ombre et la lumière. Ces toiles ont un titre, elles ont un thème, un sujet ; la représentation est bien là, voici la forme, la figure, la face, la femme, la fleur ; mais voici qu’elles ne sont plus là, et puis qu’elles sont là de nouveau. Curieusement, c’est par l’entremise de la matière qu’elles s’idéalisent jusqu’à disparaître parfois, revenir, briller un laps. Et la matière c’est la peinture, la peinture, et encore la peinture.
De même qu’il y a des auteurs qui suppriment toujours davantage (Flaubert, Mallarmé, Celan) et des écrivains qui rajoutent sans cesse (Montaigne, Balzac, Proust), il y a des peintres qui réduisent indéfiniment (Ryman) et d’autres qui renchérissent sans cesse (Leroy). Il ne s’agit, ici et là, que de pousser la peinture (ou la littérature) dans ses derniers retranchements, de la tuer d’amour, de lui faire rendre gorge, d’essayer de voir en elle ce qui lui reste à dire quand elle n’a plus les moyens de rien dire, ou quand elle a tout dit. Dans les deux cas, vaine entreprise, Dieu merci. Mais tandis que l’artiste du dépouillement continuel risque toujours, s’il n’est pas Celan, s’il n’est pas Ryman, de se retrouver seul avec son idée, et pire encore avec sa bonne idée – la haïssable bonne idée d’où suinte tant de l’ennui de l’art d’aujourd’hui –, l’artiste du rajout, de la retouche et de la nouvelle couche demeure avec une œuvre, lui ; et mieux encore avec des œuvres, dirai-je, indépendante chacune de l’idée d’œuvre.
Une seule pièce de Buren, de Toroni, de Cari André n’aurait pas grand sens, et moins encore d’existence sensible, faute d’être confrontée à l’ensemble de la production de ces artistes, à leur grande idée, leur domaine réservé, leur nom, leur fortune critique, leur capital en banque intellectuelle et esthétique, et ce qu’il est convenu d’appeler leur “projet”. Un seul tableau de Leroy suffirait à illuminer une salle, une journée, une existence peut-être, et cela quand bien même on ne saurait rien de Leroy, et n’aurait jamais vu quoi que ce soit d’autre de sa main.
Aussi bien ce n’est pas nous qui jugeons de telles œuvres : ce sont elles qui nous jugent. Il dépend de celui qui passe, pourtant, que ces toiles parlent ou bien qu’elles se taisent, comme dit à peu près le poète, en lettres d’or : que nous y voyions quelque chose ou que nous n’y voyions rien ; que leur substance furieusement tourmentée soit un chaos, ou bien qu’elle s’apaise dans l’œil en un ordre somptueux, comme une fête en l’honneur de la mer, de l’amour ou des moissons, comme un rituel barbare en faveur des saisons, une procession au fond des défilés, le paysage de tous les paysages ; autant dire que tout cela dépend de notre humeur, de notre regard, de l’angle de notre regard, du temps qu’il fait, de la lumière, de la lumière, de la lumière. Deux pas de plus ou de moins, un nuage, un éclairage trop haut, trop bas, c’est le mutisme du tableau ou bien c’est l’explosion silencieuse, le sol qui s’ouvre sous nos yeux, nos préjugés, nos pas, l’enchantement. Apportez vos lampes torches, on ne sait jamais.
La question n’est pas de savoir, en effet, si ces tableaux vont bien à Plieux – mais si Plieux leur va bien : si les salles fissurées du vieux château branlant sont capables, ou non, de nous restituer cette lumière que le chasseur obstiné, subtil et méticuleux, a su enclore dans ses cavernes, pour que des profondeurs de la toile elle remonte un jour jusqu’à nous, irradiante, inquiétante, radieuse.
Renaud Camus
[1] Qu’il me soit permis d’évoquer ici la figure de mon ami le docteur Jean Puyaubert (1903-1991), radiologiste des Hôpitaux de Paris, ami des poètes (Vitrac, Richaud, Roger Gilbert-Lecomte), grand collectionneur, et grand admirateur de Leroy dès les premières expositions chez Claude Bernard.
[2] Dont malheureusement nous n’avons pu obtenir d’exemples, pour la présente exposition.
Camus, R. (1994). Mater, Mater. Eugène Leroy au Château de Plieux, 7-20.
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K. DANS LE CHÂTEAU, ENFIN [1995]
(Texte de Renaud Camus)
à Jean Frémon.
— Quelles sont les plus grosses bêtises à dire, quand on parle de Kounellis ?
— Premièrement, que c’est un artiste grec...
X.
Au pied de la lettre, on est désespéré ; et encore plus au pied de la lettre, très heureux.
Kafka, Le Château.
Un souvenir fugitif vint frapper l’esprit de K. : il songea à sa ville natale. Elle le cédait à peine à ce prétendu Château ; si K. n’était venu que pour le voir, ç’aurait été un voyage perdu et il aurait mieux fait d’aller revoir sa patrie où il n’était plus retourné depuis si longtemps.
Id.
— AA ? Qu’est-ce que c’est AA, comme immatriculation ?
Kounellis : Peuh, c’est rien, ce sont les nouvelles plaques italiennes, « personnalisées ». C’est ridicule, on ne sait même plus d’où viennent les gens…
Il nous manque une histoire de la gloire.
Il nous manque une histoire de la gloire artistique. Il serait intéressant de savoir, par exemple, ce que c’était exactement que d’être fameux, pour un sculpteur grec du Ve siècle ; pour un tailleur de chapiteaux roman (et si le concept est pertinent, alors) ; pour un peintre de la Renaissance ; pour un architecte baroque ; pour un artiste romantique, naturaliste, impressionniste, cubiste, surréaliste, et ainsi de suite : quels étaient la matière, l’étendue, la profondeur et les privilèges de leur renommée, à chacun.
Au fin fond des années cinquante, dans un collège de la province française, on aurait pu nommer deux peintres vivants : Bernard Buffet, parce que sa femme et lui sortaient beaucoup, apparemment ; et Pablo Picasso – mais celui-là c’était en tant qu’excentrique, l’auteur d’une bonne et très longue plaisanterie ; et certainement pas comme génie : d’un élève plus mauvais que les autres en dessin, on disait couramment qu’il “faisait du Picasso”...
Aujourd’hui, la consistance de la gloire est étrange, pour un artiste. Ainsi Kounellis est incontestablement glorieux. Son nom figure en très gros caractères dans toutes les annales de l’art moderne, depuis trente ans et plus. Il est sans aucun doute, avec Twombly, Beuys, Warhol, Rauschenberg, Johns, Merz, Nauman, Serra deux ou trois autres, un des héros majeurs de cette épopée-là. On peut voir de ses œuvres dans tous les plus prestigieux musées d’art contemporain à travers le monde. Il a fait l’objet d’expositions de premier plan à Moscou aussi bien qu’à New York, à Chicago comme à Barcelone. Madrid lui prépare pour l’année prochaine une énorme rétrospective. Des reines se déplacent pour lui, des présidents de la République vont inaugurer ses œuvres nouvelles. On pourrait dire que c’est un “classique”, en somme (il ne serait peut-être pas très content). Il y a même des jeunes gens trop cultivés qui, si on leur annonce qu’on prépare une exposition Kounellis, vous répliquent froidement : « Ah, Kounellis ? Formidable ! J’adore ! Mais on ne peut pas dire que vous preniez beaucoup de risques... » Comme si...
Or, dans le même temps, mais dans d’autres sociétés, plutôt plus nombreuses, à peine fait-on la même annonce on s’aperçoit qu’on suscite, en réponse, à peu près autant d’émotion que si l’on avait dit Ellis Koun, Sillenouk, ou Kunö Sleïs. D’ailleurs, dire qu’un artiste est illustre à des personnes qui manifestement n’en ont jamais entendu parler, c’est embarrassant pour soi-même (on passe pour un faiseur), pour les autres (qu’on a l’air de taxer d’ignorance), et pour l’artiste (qui ne doit pas être si illustre que cela, après tout, puisque...).
Même au sein des fameuses “instances culturelles”, avant d’arriver à ceux qui savent, et qui seront enthousiastes, évidemment, il n’est pas rare qu’on s’entende demander « Kounequoi ? Comment vous écrivez ça ? » Et dans des régions qui n’ont pas été forcément exposées à beaucoup d’art de ce genre, on se trouve constamment exposé, soi, à présenter Kounellis da capo.
Un peintre ? Sans doute, sans doute, et même un excellent peintre : quelques toiles superbes le rappelaient récemment, à la FIAC. Mais ces tableaux sont anciens, et rares, et ils ne sont pas l’essentiel de l’image que nous avons du maître aujourd’hui.
Un sculpteur, alors ? Certainement. Un grand photographe italien, Aurelio Amendola, qui a réalisé des livres admirables sur Donatello et sur Michel-Ange, consacre maintenant ses efforts à Kounellis. Mais parler de sculptures, c’est risquer encore d’ouvrir quelques fausses pistes. Et comme on ne peut pas faire à Kounellis, tout de même, le mauvais coup de l’appeler un installationniste, le plus simple, sans doute, et le plus explicite, provisoirement, c’est de partir du théâtre.
On dira donc, en pareil cas : imaginez du théâtre, mais sans texte, n’est-ce pas, et sans acteurs (ou presque : quelques mots épars, pas toujours très lisibles ; un perroquet, des chevaux blancs ou bais, un manteau noir). Que reste-t-il ?
Il reste la scène, évidemment, les planches, l’espace scénique, ce que l’on serait tenté, afin de se faire bien comprendre, d’appeler une seconde le décor, quitte à retirer le mot aussitôt : car ce serait un décor aussi peu “décoratif” que possible ; mais qui se chargerait tout de même, à lui tout seul, par le seul jeu des formes qu’il dispose, par l’éloquence des signes qu’il agence, la hauteur des mystères qu’il organise, la dureté des tensions qu’il fomente, que sais-je, d’être aussi majestueux que la tragédie, surprenant à l’égal du drame, cruel à l’instar du sacrifice, sibyllin à la façon de l’énigme, trivial autant que la farce, brutal ainsi qu’un attentat, sérieux à l’envie du procès d’assises et lyrique, lyrique à son corps défendant, lyrique comme la poésie faite fer, flamme, œuf, toile de jute, feuille morte, tas de charbon ou quartier de viande.
✻
Quand nous en aurons fini, donc, avec notre histoire universelle de la gloire, en quarante-huit volumes, nous pourrons nous consacrer, c’est juré, à une histoire des rapports de Kounellis et du théâtre, ou de la scène, car il y sera question aussi d’opéra. Il y sera noté, par exemple, que K. déclare n’avoir assisté, au cours de sa vie, qu’à trois représentations d’opéra : la première, c’était Rigoletto, quand il était enfant, avec sa mère, à Athènes ; la deuxième, Elektra à Berlin ; la troisième, Erwartung et deux autres œuvres lyriques de Schoenberg à Amsterdam : dans les deux derniers cas, c’est lui qui signait ce que l’on n’ose appeler “les décors” (voir plus haut).
Dans l’ouvrage projeté il sera beaucoup parlé, aussi, des longs rapports d’amitié et de travail de Kounellis avec Carlo Quartucci, et de son intérêt pour les Polonais, Grotowsky et surtout Kantor. On s’y verra rappeler, au passage, que c’est à Grotowsky que Germano Celant, le grand critique italien, a emprunté l’expression qui devait connaître le succès que l’on sait, pour désigner Kounellis et quelques-uns de ses pairs : arte povera.
Cependant notre histoire de K. et du théâtre ne se limitera pas aux faits (elle serait assez brève) ; ni aux influences avérées ; ni même aux fraternités d’âme, ou d’esprit. Loin de là. Elle ne se limitera même pas à l’histoire. Elle envisagera ce qu’il pourrait en être d’un théâtre pur ; d’un théâtre sans paroles (nous en avons déjà touché un mot), et même d’un théâtre sans théâtre : de la théâtralité du théâtre, de son être-là sans drame, sans pièces, sans intrigue, en quelque sorte hors histoire ; d’un théâtre d’avant la naissance de la tragédie, en somme, et d’après la mort de Dieu ; d’un théâtre qui aurait tout vu, tout connu, tout compris, mais qui n’en aurait retenu qu’une chose, et qui ne nous en révélerait qu’un mot : le secret.
(K. m’offre un dessin, qui représente un Christ, très expressionniste de facture, tordu sur le grand T de la première salle du bas, à Plieux. « On pourrait peut-être le mettre dans le catalogue, dis-je naïvement. — Non, dit K., il faut que ce reste un secret »).
Dans son entretien avec le charpentier-maire de Plieux, qu’on lira ci-après, K. fait remonter le théâtre, et la peinture du même coup, à la cavea primitive, à la cavité, la caverne. Platon y faisait déjà naître les idées. K., lui, en bon peintre, y voit plutôt paraître les images. Les images précèdent les idées. Les images précèdent les paroles. Les images précèdent même les images, en ce sens qu’elles ne sont pas nécessairement figuratives. Le Christ peut n’être pas vu. Le Christ peut n’être pas là. Si Dieu est mort sur la croix, ce qui nous reste, c’est la croix : métonymie de la mort, métonymie de la Passion, métonymie de la foi, du sens et de la défaillance du sens : « C’était déjà presque midi et il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu’à trois heures, le soleil ayant disparu. » Métonymie des métonymies. Et pourtant : « Qu’y a-t-il de plus simple qu’une croix, interroge K., pouvez-vous me le dire ? Une chose linéaire, mystique : parfait symbole d’humanité. » Puis il demande que les derniers mots soient retirés à l’impression, comme étant « trop explicites. » (L’écrivain, Dieu merci, est celui qui trahit les secrets – au bénéfice du Secret, il faut l’espérer ; et qui lève les mystères au profit du Mystère). Si simple qu’elle soit, de toute façon, la croix elle-même est peut-être encore trop. Une simple lettre suffit.
« Le tau, dit K. Le pi. Le kappa... » Non, il n’a pas dit le kappa ; mais la première pièce en entrant, à droite, dans la première salle du bas, à Plieux, a bel et bien la forme d’un K. – retourné ou non selon les points de vue. Quant à la croix centrale, dans la même salle, le maître trouverait ridicule, redondant, qu’elle fût sommée. C’est bien un T. De même que la pièce du fond, à gauche est incontestablement un π. À quels dieux farouches ces figures majestueuses et si simples, pour le coup, sont-elles des autels ? Aux dieux de la lettre, probablement. Se souviendra-t-on ici que la première des expositions personnelles de K., en 1960, à Rome, à la Tartaruga, s’intitulait L’Alfabeto di Kounellis ? Et en 1966, à l’Arco di Alibert, c’est encore L’Alfabeto. Le thème a longtemps hanté notre peintre. Car il est bien peintre, alors, au sens le plus traditionnel du terme. Ou presque : il peint des lettres sur des toiles – un peu comme Jasper Johns peint des chiffres, environ le même temps.
Mais à vrai dire il n’a jamais cessé d’être peintre. C’est le seul titre qu’il revendique. On n’a parlé de théâtre, plus haut, que pour tâcher de se faire comprendre ; or c’est le sûr moyen, toujours, de tout embrouiller à jamais. Masaccio, Caravage, Cézanne, Malevitch, Schwitters... Voilà une généalogie. On aurait envie d’ajouter : Courbet ; et l’hôte, dans la bibliothèque de Plieux, avait sorti un livre sur Delacroix, qui fut plusieurs jours sur sa petite table de travail, dans l’épaisseur des murs et l’embrasure de pierre d’une fenêtre à meneau, ouverte au-dessus des arbres.
Je lui ai montré de loin, une fois, comme nous revenions de promenade, la petite chapelle néo classique de Landiran, près de L’Isle-Bouzon, qui rappelle de loin, de très loin, celle que construisit son cher Piranèse pour les chevaliers de Malte, au sommet de l’Aventin. Mais K. ne s’intéresse pas à Piranèse architecte. C’est l’homme des gravures qu’il vénère, celui des immenses cavités, carcérales et primitives, que sillonnent des poutres énormes, des escaliers suspendus, des passages, des chaînes. Avec lui, on en revient toujours à la caverne. On en revient toujours, revient tout court : à la caverne, à la mère, à la mer, à la Grèce, à Ithaque. J’aime – et Kounellis, l’auteur de L’Odyssée lagunaire, aime aussi, aime mieux que moi – cette grande tradition de la littérature grecque classique (et moderne, je crois), née de L’Odyssée, bien sûr, née d’Ulysse, née d’Hégias de Trézène, celle des nostoï, des retours, des voyages de héros qui tentent de regagner leur patrie – mais K. sitôt rentré repart toujours.
À lui, à Michelle Coudray, à leur ami le poète Marco Gherardi et à Heinz-Peter Schwerfel, qui venait nous faire voir un premier montage du film qu’il vient de réaliser sur Kounellis, j’ai montré aussi le merveilleux petit château de La Rouquette, en face de Gramont ; et même, grâce à la complaisance du fermier, la salle de l’avant-dernier étage de la tour-salle, là-bas, où l’on rêve d’être saint Augustin – mais le saint Augustin de la Vision, en le docte studio que lui prête Carpaccio, dans l’École des Esclavons, Saint-Georges-et-saint-Tryphon, à Venise. « C’est la seule maison, a dit K., en sortant, qui m’ait jamais paru valoir un bateau... »
Juste après, rentrés à Plieux même, nous avons visionné le film de Heinz-Peter Schwerfel, dans sa forme provisoire. On y voyait K. à Hydra, chez lui, puis à la barre de son bateau, entre les îles. On y voyait aussi des images de la grande exposition qu’il a faite, l’année dernière, sur un vieux cargo, amarré aux quais de sa ville natale, Le Pirée. Cette projection de travail avait lieu dans la Salle des Vents, au second étage de la maison, là où Jean-Paul Marcheschi, en avant de ses Cartes consumées et de ses Météores, a disposé face au couchant sa Barque des Ombres. Il faut croire que la vieille forteresse entre deux mers, échouée sur son promontoire de Lomagne comme une arche de Noé, inspire aux artistes des idées maritimes et navales, puisque K., lui, a consacré toute la seconde salle des Gardes, en bas, à l’évocation d’une nef.
Nave, navata, paraissait-il découvrir, enchanté. En français, c’est encore mieux : nous n’avons qu’un seul mot pour le navire et pour le corps de l’église, ce long vaisseau. Il arrive que des visiteurs, de la vallée, prennent le château de Plieux pour une église romane. Pourtant ce n’est pas une croix, c’est une oriflamme de peintre flottant au vent, qui domine la tour haute, au moins pendant la durée des expositions. Mais K., justement, a peint sur le sien une croix noire, sur fond blanc. In hoc signo vinces : il a lui-même cité la phrase du rêve de Constantin.
Nous avons failli nous étriper un soir, lui et moi, à propos de la dite “ex-Yougoslavie”. Sur la table, entre nous, reposaient les longs couteaux (lui ne les trouvait jamais assez longs) que les étudiants des Beaux-Arts de Toulouse avaient cherché toute la journée, de boucherie en boucherie, car le maître avait envisagé de les faire figurer dans une pièce, sans doute passablement dramatique, qui ne fut jamais réalisée (remplacée justement par la nef pacifique). Les longs couteaux ne figurèrent pas non plus dans notre querelle, finalement. N’empêche : K. soutient les Serbes, dans cette affaire, au nom de la solidarité orthodoxe. Et en plus – ajoute-t-il sans logique excessive –, la vérité est de leur côté. Milošević est un “homme modéré”, à l’en croire ; et feu Ceaușescu, au passage, se fait appeler très gentiment un “pauvre diable” (povero diavolo : c’est là que les couteaux furent le plus près d’entrer dans la danse). Pour ma part, on ne me l’envoie pas dire, je ne sais pas ce que c’est (contrairement à un Grec, je suppose) « que de vivre des siècles sous le joug musulman ». Dont acte, bien entendu. Il n’en reste pas moins que...
La pensée kounellissienne, on s’en aperçoit dans les entretiens qu’a accordés l’artiste, dans ses textes et dans sa conversation, ne procède pas par enchaînements logiques ; mais par brusques coups d’État, des pronunciamentos du sens, révolutions de palais de la raison, qui laissent coi (à moins de vouloir sérieusement en découdre, ce que je ne conseille à personne). Lui, en bon petit-fils d’un sosie très aimé de Staline (« Mon grand-père ressemblait extraordinairement à Staline. Je lève mon verre à mon grand-père ! » propose-t-il goguenard à la fin d’un banquet en son honneur, à Moscou), lui parle évidemment de dialectique. La forme physique de la dialectique, et le maître mot de l’art de K., à mon avis (comme de tout grand peintre, à la vérité : qu’y a-t-il de plus tendu qu’un Caravage ?), c’est la tension (lui-même est constamment tendu).
Il n’est pas tendu vers le haut, apparemment. Il n’y a pas d’artiste moins gothique que cet Athénien de Rome (ou ce Romain du Pirée). Ce que j’aime à croire qu’il a reconnu d’emblée, dans les salles basses de Plieux, c’est un espace roman. Soit, le bâtiment est plutôt d’époque gothique. Mais, de même qu’Eugenio d’Ors apercevait un génie baroque totalement indépendant du siècle baroque, on est bien libre, je pense, de voir le génie roman à l’œuvre ailleurs qu’au XIe ou au XIIe siècle ; et par exemple dans le XIVe siècle militaire, ou le XIXe siècle industriel (ainsi, aux entrepôts Laîné, à Bordeaux, aujourd’hui le Capc) ; ou, par autre exemple, chez K.... Lecture possible de l’exposition (il me semble) : songer à l’une ou l’autre de ces églises romanes de campagne, si simples, si denses et si fortes ; à celles, de préférence, qui occupent les sites d’anciens cultes, guerriers, matriarcaux, telluriques ou chtoniens ; où l’on ne sait plus très bien qui l’on prie, qui l’on implore, qui l’on menace, qui l’on défie...
Kounellis, bien entendu, n’est pas plus roman qu’il n’est grec (il est aujourd’hui de nationalité italienne). Ou plutôt il est roman comme il est grec, c’est-à-dire universellement. Je le soupçonne d’avoir une si haute et si profonde idée de la Grèce qu’il refuse d’en réduire le concept à une simple affaire de nationalité, et la substance à ce petit pays méditérannéen que nous aimons tous. Kounellis n’est pas grec comme Melina Mercouri, comme la feta, le sirtaki ou Mikis Theodhorakis ; Kounellis est grec comme Jean Racine, comme Hölderlin, comme Nietzsche ou comme Mies Van der Rohe. On serait tenté d’ajouter, de façon à peine provocatrice : grec comme Franz Kafka.
« K. dressa l’oreille. Le Château l’avait donc nommé arpenteur. D’un côté, c’était mauvais ; cela montrait qu’au Château on savait de lui tout ce qu’il fallait, qu’on avait pesé les forces en présence et qu’on acceptait le combat en souriant. Mais d’autre part c’était bon signe aussi, car cela prouvait, à son avis, qu’on sous-estimait ses forces et qu’il aurait plus de liberté qu’il n’en eût pu espérer de prime abord. »
C’est toujours une question de forces, on le voit ; et bien sûr de mesure. Mais la fameuse mesure grecque – Kounellis nous le rappelle opportunément – n’a rien à voir avec ce Juste Milieu louis-philippard qu’on voudrait nous faire accroire. La mesure grecque est exacte appréhension des forces, et précisément des tensions. Qu’y a-t-il de plus violent qu’Eschyle ? De plus sauvage que Bassae ? De plus cruel que le mont Lycée, en Arcadie prétendument heureuse ?
Mesurer les forces en présence ; arpenter la terre en voyageur de l’éternel, et de l’éternel retour, et de l’éternel nouveau départ ; penser en dialecticien (ou en bathmologue, me permettrais-je d’ajouter, en explorateur des niveaux) : voilà ce qui s’appelle se donner les moyens (fût-ce les moyens tragiques) de ne pas s’y soumettre, à ses forces implacables ; et donc d’affirmer l’homme.
La pesanteur, sans doute, la pesanteur terrible, le juste poids des choses, des heures, de la mélancolie, des solives et des dieux : cependant les pierres volent, au premier étage de Plieux, retenues par leurs cordages marins ; et sur ces pierres nous ne fonderons pas d’église. Le vent de Lomagne les agite doucement, à moins que ce ne soit le seul mouvement de la terre : espérons que les poutres tiendront...
Renaud Camus
Camus, R. (1995). K. dans le château, enfin. Kounellis au Château de Plieux, 7-23.